know your place. (vee)

Premier rôle



Il est rare d’être accepté immédiatement si l’on s’impose sans ce monde sans prévenir. Obliger à ce que l’on accepte son existence avant même de pouvoir émettre le moindre son est un exploit de plus qu’elle aurait pu mettre à son tableau. Son premier rôle fut une improvisation totale dans une pièce où l’on croyait avoir seulement deux protagonistes, deux amants vivant légèrement leur jeunesse sans se soucier des conséquences, sans penser au futur. C’est ce qu'étaient ses parents, entre l’adolescence presque terminée et le début de l’âge adulte, ils s’étaient aller à l’amour nouveau, aux papillons, aux ricanements de gênent et de tout cela avait créé. Leur amourette idyllique s’était rapidement transformée en sentiment d’urgence, en doute, en regret, en peur, que le futur père avait tenté d’apaiser au mieux tout au long de ces neufs mois. C’est qu’il n’avait pas eu de famille, lui. Il ne connaissait pas ce sentiment d’être entouré, lui. Père et mère absents, disparus de sa vie sans un mot, il rêvait d’avoir sa famille à lui. Pour elle, c’était différent, la future mère venait d’une maison trop pleine. Certes, les murs recelaient de guerre et d’amour fraternelle, mais la maladie avait rapidement poser un nuage noir au dessus de leurs têtes. Mais vous connaissez déjà l’aboutissement de tous ces doutes ; car si ils avaient décidé de baisser les bras, nous n’en serions pas là.

Honorant sa promesse d’être un soutien infaillible, c’est papa qui reste avec elle à la maison, quelques mois après sa naissance. Maman qui ne se sentait pas l’âme très maternelle avait décidé d’être la pourvoyeuse de la famille et ainsi de pouvoir échapper aux crises de larme du nouveau-née. Chacun avait naturellement pris son rôle malgré les reproches de leur entourage concernant cette décision loin de l’habituel schéma de famille américaine. Après tout, l’important c’était d’être heureux et fonctionnels selon leur réalité, pas de faire plaisir à Jacqueline (de toute façon cette femme était insupportable)



Papa avait cette habitude de venir chercher maman dès qu’elle terminait son quart de travail au pub. Il détestait l’idée qu’elle prenne un taxi, ou même qu’elle décide de rentrer à pied. Prenant très au sérieux son rôle de protecteur, il avait donc décidé d’emmener Vee en carrosse à chaque soir afin d’aller récupérer sa fiancée et l’accompagner jusqu’à la maison. Il l’avait fait pendant toute sa première année de vie, ainsi que la deuxième, la troisième où elle était un peu plus difficile à traîner, pas qu’elle était lourde, mais elle savourait un peu trop cette liberté nocturne. Lorsqu’elle atteint les quatre ans, la curiosité prenant possession de ses petites jambes, elle avait réussi à se faufiler par la porte arrière afin d’aller découvrir où sa maman se volatilisait presque tous les soirs. Elle s’immergea immédiatement dans le terrier du lapin, dans cet univers de nuit où les gens parlaient fort, ou le plafond était invisible à travers toute la fumée qui s’échappait des cigares ou des cigarettes. L’air embaumait la chaleur, l’alcool, mais ce qui frappa le plus l’imaginaire de cette petite femme, ce fût la musique. Une voix forte sortait de hauts-parleurs un peu partout dans le pub, une voix féminine faisant compétition à celles des hommes qui pourtant ne laissaient pas leur place. Une voix qu’elle reconnut avant même d’avoir pu poser les yeux sur la provenance de celle-ci. C’était maman.

Enchantée, ou envoutée, elle entendait pour la toute première fois sa maman chanter autre chose qu’une douce berceuse. C’était une chanson de caractère et bien qu’elle n’en saisissait pas le sens du haut de ses quatre ans, elle la fredonnera assez pour en saisir le sens lorsqu’elle sera plus âgée.


Ils n'ont été qu’eux trois pendant si longtemps que lorsque maman reçut l’appel d’oncle Eugène, c’était avec surprise, mais aussi avec une certaine lassitude. Grand-mère était malade. Certes, ce n’était pas une nouvelle. La nouvelle était que Eugène était maintenant trop mal en point pour prendre soin de leur mémé. Un bric-à-brac de procédure s'ensuivit. La vente de tous les biens ne pouvant pas les suivre, la recherche d’emploi avant même d’avoir traversé l’océan, ainsi que tous les tracas d’adultes qu’elle ne comprenait que vaguement. Bien qu’une nouvelle aventure était toujours la bienvenue, la petite Vee ne comprenait qu’une seule chose ; elle ne verrait plus sa maison.

Quelques semaines furent nécessaires afin d’arriver in extremis à Londres, chez mémé. Les rôles furent inversés et papa du prendre un travail tandis que maman restait à la maison pour s’occuper de sa mère démente. Évidemment, aucune trace de sa fratrie, sauf de l’oncle, lorsqu’il était question d’aider. Ils étaient seuls, tous les trois, car si mémé était présente physiquement, les jours où elle l’était mentalement étaient rares.




Annie. Cristine. Maureen. Sophie. Elle avait porté tant de prénoms qu’elle pouvait parfois oublier le sien, l’espace de quelques jours de pratique intense où son personnage ne la laissait prendre surface qu’une heure ou deux. Comment en était-elle arrivée à ne plus être elle-même? Qu’à partager son cœur, sa voix et ses mots avec des personnages qui la quittent tous l'un après l'autre? Un pur hasard que leur déménagement d’un continent à l’autre avait provoqué. En plein milieu d’année scolaire, le seul endroit ayant encore de la place dans le secteur était une école ayant une forte majoration orientée vers les arts et le théâtres. Vee s’y était accomodée comme un charme. C’est qu’elle était facile à vivre, même plus petite. Malgré une routine, un horaire prévu au quart d’heure depuis sa naissance, elle s’était retrouvée résiliente, positive lorsqu’on lui avait demandé (ou plutôt forcée) de quitter tout ce qu’elle connaissait. Quelques années plus tard, la jeune femme quitte le théâtre pour découvrir un univers musical qui lui sied mieux. Elle ne sait plus exactement à partir de quel âge elle avait commencé à se travestir d’autres personnalités, de vêtir ce qu’elle ne porterait au grand jamais, mais elle se souvenait précisément du moment où elle avait eu envie de monter sur les planches, non pas pour réciter un texte, mais plutôt pour chanter une histoire, comme maman.




Il est difficile de relater une vie dont on ne parle jamais. Elle n’aime pas parler d’elle. En fait, elle déteste être le centre de l’attention lorsque ce n’est pas nécessaire. Comment raconter qu’elle n’aurait jamais dû faire confiance à qui que ce soit dans la confidence de ses rêves et ses espoirs sans entrer dans les détails scabreux? Elle vous dira que rien de tout cela ne vous regarde, et que le résultat partagé, bien que malencontreux, ne peut détenir toute la vérité. Quelle ironie de promettre une exclusivité pour une fois dans sa vie, et se retrouver penaude devant mensonge et fraude? Elle aurait dû le savoir, le scénario était prévu d’avance, mais elle n’avait pas su s’attarder aux petits caractères. Elle avait conservé l’espoir de retourner chez elle, à quelques états prêts, de retrouver papa et maman, mais ces espoirs étaient aussi éphémères que les vies fictives qu’elle incarnait.

Son visage avait été vu partout, de façon négative cette fois. Loin d’elle les unes de magazines où elle était dépeinte de façon très flatteuse. Maintenant, lorsqu’elle croisait son regard sur les pages givrées, c’était plutôt accompagnée de phrases moqueuses dont elle seule ne pouvait s’en trouver hilare. On lui avait cependant donné une chance, malgré tout ça. Malgré son âge. Malgré ceci et cela. Laissant sous-entendre qu’elle devrait se pâmer de reconnaissance. Et malgré l’alerte orgueilleuse qui résonnait entre ses oreilles, elle avait accepté ce nouveau contrat, bien plus difficilement qu’eux avaient dû être convaincus. La seule consolation étant qu’elle éprouvait une certaine hâte à se plonger dans les tourments d’un personnage qui n’était pas elle-même…