is your conscience clear? (dria)

— don't let me be misunderstood;

   Dans un repli de sa mémoire, il existe une parcelle qui s'agrippe des deux mains à ses souvenirs. Il suffit d'un mouvement dans le vent, une odeur un peu trop familière d'épis de maïs, de poussière et de goudron chauffé à blanc pour que tout lui revienne dans une bourrasque putride. Elle est née Alexandria Catherine Stevenson dans une ville embourbée de soleil, à Trinity, Alabama, en plein cœur de ce domaine méprisé des États-Unis que l'on surnomme la Bible Belt. Les Stevenson ont planté leurs racines sur cette terre indocile depuis des générations, des agneaux sages guidés par le bâton de leur berger, fondus dans la forge de l'Église adventiste du septième jour. Bien que cinquième d'une fratrie de huit, Alexandria n'a pas souvenir d'éclats de voix, de cris ou de rires d'enfants dans la maison où elle a grandit. Ici, c'est la coutume d'abreuver les mioches de silence, leur arracher la dissidence et les effronteries par poignées jusqu'à ce qu'ils obéissent. Le décor de son enfance est sec et frelaté, enlisé de superstitions. Il n'y a que sa mère, Cora, qui soit différente des autres. Alexandria le voit à la nonchalance dans les mouvements de celle qui l'a enfantée, l'espièglerie de ses paroles, cette intelligence qui la hisse sur un piédestal invisible. Comme toutes les femmes de leur modeste communauté, Cora n'a pas fait d'études. Alexandria la sait pourtant aussi valeureuse, aussi importante, aussi remarquable que les grandes dames de la ville.

La petite est une enfant vagabonde et dissipée. Le catéchisme l'endort, son esprit court pendant les sermons vers les champs de tournesols, se suspend aux branches des chênes verts en babillant avec les passereaux. Cora essaie de faire lire sa fille, mais les mots tissés, aussi ingénieux soient-ils, ne parviennent pas à assagir son esprit. C'est la musique qu'elle préfère: ensemble elles fredonnent de vieilles rengaines du sud en faisant la vaisselle et en étendant le linge. La jeune Alexandria a dix-neuf ans quand elle épouse Jeremiah Rafferty. Le fils des voisins est peu loquace, un peu balourd, ses mains rêches et calleuses du travail dans les champs. Une fille puis un garçon naissent de cette union. Le temps continue de filer, cruel et insaisissable. Lorsque Cora décède, Alexandria a vingt-trois ans. Face au cercueil ouvert sur le corps de celle qui fut tout son monde, l'adulte redevient petite fille, gamine révoltée aux genoux cagneux. Le lendemain des funérailles, alors que le nom de Cora Stevenson n'est pas encore gravé sur la pierre tombale, Alexandria fait ses bagages. Il est minuit quand elle referme la porte derrière elle. Les rues sont vides, l'œil scrutateur de la lune pour seul témoin de ses gestes. Elle cache la clé sous un caillou, part à pied le long de la route. Alexandria Rafferty ne reviendra plus jamais à Trinity.

— did you not come here looking for a fight?

“Les gens disent qu'ils ont le diable dans la maison. Ici, c'est comme partout, il y a beaucoup de têtes creuses qui ont vite fait de se remplir de n'importe quoi, si possible du pire. C'est ce que tout le monde préfère, le pire.”
― Fred Vargas, L'Armée Furieuse
Londres. Elle n'aurait pas cru s'installer un jour chez les Anglais, sous leur crachin pernicieux, à l'ombre de cathédrales de pierres qui écrasent le souvenir des chapelles en bois de son enfance. C'est pourtant là que le destin l'a semée, posée dans la capitale par le vent du printemps. Elle n'est pas seule, heureusement. Sept ans que ses semelles et celles de Walter – grigou qu'elle appellerait bien père – usent le macadam de la ville. Ils se partagent le fief du Angry Sheperd, l'auberge dont l'enseigne en forme d'agneau écarlate se dandine en grinçant les soirs d'orage. La maison putride est la tanière rêvée pour les fuyards – eux compris. Les murs sont ensevelis d'ex votos dérobés à des églises aux quatre coins du monde, d'images votives dont la peinture s'écaille, de vierges sculptées poussiéreuses, dont la bizarrerie intrigue les collectionneurs de curiosités. L'endroit sent la liqueur bon marché, le tabac froid et le bois brûlé, rejet de ce feu qui craque dans l'âtre les journées pluvieuses. Derrière le comptoir, on dispense d'autres services que d'offrir des lits infestés de punaises. Il suffit de demander. Une arme au marché noir? Un nom pour nettoyer une scène de crime? Une main à louer pour casser des phalanges? Les bonnes adresses, ils les gardent sous la langue, pourvu que la clientèle sache tenir la sienne. Pas question que les autorités viennent traîner les pieds dans leur fange. Quand la nuit rampe sur les toits, Dria se poste sur le pas de la porte, grille une cigarette et médite. Sept ans déjà, et elle guette le vent, l'appel de l'ailleurs, le tocsin du jour où il leur faudra repartir. Peut-être demain, qui sait? En tout cas, pas ce soir.