I LOST A PIECE OF EMPATHY
Chapitre 1 : CorneliaIl n'y avait plus qu'au soir de Noël et à l'anniversaire de leur mère que Cornelia se rappelait qu'elle avait un frère, et acceptait de sortir du mutisme juge et dédaigneux dans lequel elle s'était terrée quinze ans plus tôt. Dernier cadeau qu'elle lui faisait encore, par charité chrétienne ou pour ne pas briser le cœur de leur génitrice. Le reste du temps, Nel jurait être fille unique. Valery, lorsqu’on lui posait la question, répondait en revanche et sans honte qu’il avait une sœur aînée. Il précisait généralement, en haussant les épaules pour contrebalancer l’expression de regret mêlée de tristesse qui faisait se plisser la commissure de ses lèvres, qu’elle ne lui parlait plus. Et quand on lui demandait quelle querelle avait bien pu séparer deux enfants qui avaient été si proches, il racontait l’histoire de l’homme que sa sœur avait aimé, en dépit de la manière dont il la considérait. Il dressait le portrait d’une relation difficile et destructrice : les heurts, les larmes, les bleus, la peur, l’emprise. Cette volonté que l'amant avait eue de la couper de son monde et de ses repères familiaux. Il parlait de leurs fils - ses neveux - : de la fragilité de leur vie, de leurs ambitions de gamins et de ce qu’il aurait donné pour leur épargner le père qu’ils avaient eu. Il terminait d’ordinaire par exposer ce jour charnière où le lien fraternel s’était brisé ; comme il s’était senti bouillir en entendant son beau-frère rabaisser la jeune femme, et qu’il n’avait pu retenir la gifle à déraciner une montagne qu’il lui avait collée pour le faire taire. L’esclandre passée, la fierté de son époux ramassée, l’aînée des Nicholson avait préféré se ranger du côté conjugal. Comment la blâmer ? quand elle avait passé vingt ans de sa vie sous la coupe d’un monstre, rendue aveugle par les faux sentiments dont cet homme l’avait si longtemps bercée. Valery ne pouvait lui tenir rigueur de n’avoir su ouvrir les yeux quand il l'aurait fallu. Il se contentait de s’en vouloir, de regretter d’avoir laissé ce poison s’insinuer dans l’existence de sa sœur. Et il espérait qu’elle trouverait, un jour, la force de se défaire des œillères que son mari avait cousues au bord de ses cils.
Ce qu’il ne mentionnait pas dans sa fable - toujours la même pour mieux l’ancrer dans la réalité -, c’était la haine qu’il vouait à Cornelia, et le dégoût et la crainte qu’il lui inspirait en retour. Nelly, comme il aimait l’appeler pour la voir se tendre de colère et d’inconfort, avait été la première à le percer à jour. Il n’avait eu de cesse, depuis, de tenter de broyer son esprit et ses souvenirs pour modeler une version rectifiée du passé dans laquelle il serait présenté sous son meilleur jour. Le seul qu’il tolérait.
Cette guerre intestine, qui ne concernait qu’eux et ne se voyait que lorsqu’ils étaient seuls, installés l’un en face de l’autre à se contempler en chiens de faïence, faisait rage depuis si longtemps que ni l'un, ni l'autre ne parvenait à se souvenir de leur complicité d’antan. Ils s’étaient pourtant entendus, gamins. Avant que la compétition nourrie par leur mère ne les sépare. Avant qu’Avril ne redistribue les rôles de la comédie dramatique qui servait de toile de fond à sa propre gloire frustrée, en se fichant éperdument de l'avenir de la relation de ses enfants.
Chapitre 2 : AvrilAvril Hutton-Nicholson n’avait jamais eu beaucoup d’amour à dispenser. Ce n’était pas qu’elle en manquait, mais elle en accordait tant à sa propre personne, et s’en satisfaisait si bien, qu’il lui était presque inconcevable de détourner ne serait-ce qu’un peu de l’attention qu’elle se portait pour en bercer quelqu’un d’autre. Elle n'avait jamais témoigné beaucoup d'affection à ses amants du temps de son adolescence, et n'en offrit pas davantage à son époux quand elle fut mariée. Simon Nicholson, historien de l'art obnubilé par ses livres et enseignant-chercheur passionné de Rome antique, s'était toujours étonnamment contenté de la manière dont sa femme se fermait à et dans l'intimité, quand le monde extérieur ne pouvait plus la porter aux nues et qu'il ne restait que lui pour l'aduler. Estimant davantage les rapports intellectuels que charnels, il s'était pourtant satisfait sa vie durant de la curiosité et de la culture de sa moitié, seules preuves d'attention qu'elle offrait sans égoïsme et sans limite à qui se montrait un tant soit peu enclin à boire ses paroles. Autrement pingre dans ses sentiments, Avril ne s'était résolue à faire des enfants que par convention sociale. À défaut de se sentir portée par l'instinct maternel par lequel toutes les femmes de son entourage se définissaient, elle avait appris à se montrer superficiellement attentive aux besoins de sa progéniture pour tirer avantage de cette charge conséquente : en poussant successivement Cornelia puis Valery à l'excellence. De sorte que leur réussite éclabousse celle à qui ils devaient tout.
Les nombreux accomplissements des petits, recensés sur pellicule et développés en noir et blanc, furent condensés en neuf recueils numérotées par année par une Avril réinventée photographe. Ces
Tranches de vie rassemblaient les premiers pas de Cornelia et l’entrée à l’école de son frère ; les cabrioles de sa gymnaste de fille et la manière dont le cadet usait ses doigts sur les claviers des pianos qui croisaient sa route ; la nervosité anxieuse de son aînée face aux clowns des grands cirques du pays, et le casque que Valery laissait indolemment pendre au guidon de son vélo. Elle fit encadrer les évidences de son succès en tant que mère, et exposa ce quotidien idéalisé de femme attentionnée et présente pour ses enfants à Londres puis Paris, Vienne puis Rome, New York puis Los Angeles, et dans toutes les villes que son nom, le bras long de son père ou la réputation de Simon lui permettaient d’effleurer.
Ses clichés lui offrirent, une décennie durant, la reconnaissance et l’admiration que son égo réclamait avec tant d'ardeur. Jusqu’à ce que la carrière d’athlète de Nelly ne soit avortée, et qu'en se blessant, la gamine ampute violemment une part de l'attention qu'on offrait à l'artiste. Les applaudissements s’effacèrent lentement autour de l'aînée des Nicholson, avec eux la place qu’elle occupait dans l’objectif de sa génitrice. Si Avril s’obstina un temps à créer une série dans laquelle son fils campait l'unique personnage, les interrogations critiques soulevées par l’absence de Nel eurent tôt fait de la dissuader de continuer. Elle concentra dès lors son appareil photo sur d’autres sujets que sa famille, et son succès s’estompa peu à peu.
Cornelia, qui avait cru neuf ans durant que l’amour de la femme qui l'avait mise au monde serait éternel - pourvu qu’elle s'en montre méritante -, fut rapidement jugée responsable du manque d’épanouissement maternel. L'affection sous conditions d'Avril se dissipa lentement, s’éteignant tout à fait quand aucun regard extérieur n’était là pour l’allumer, ne vivotant que plus dans l’hypocrisie des sorties publiques. Ce n’était pas qu'elle haïssait sa première née. Elle avait simplement perdu toute raison de lui offrir inutilement le peu d'intérêt pour autrui dont elle était capable. Progressivement, le maigre espace devenu libre dans son cœur fut rempli par le benjamin ; et Valery s'en accommoda si bien, s'étendant volontiers en prenant tant de place dans l'égo de sa mère, qu'elle ne jugea plus jamais nécessaire d'en accorder à qui que ce soit d'autre.
*
De cet instant, Avril aima son fils comme on aimait un prodige : avec toute l’intensité du monde, en envisageant les lauriers et la gloire qui découleraient de sa réussite. Il y en eut tant, au-delà de ses espérances, qu’elle s’en trouva presque submergée. Ils s’entassèrent dans les vitrines toujours impeccablement nues de poussière du salon ; s’inscrivirent sur les bulletins scolaires et les lèvres des instituteurs ; brillèrent dans le regard du directeur de l’établissement des enfants lorsqu’il souleva l’idée de faire sauter sa sixième année au cadet et de l'inscrire en grammar school ; firent se plisser d'amertume les lèvres jalouses des mères-ennemies, et de douceur amusée les lippes des collègues de son père, lorsque le gamin scandait qu'il serait maître de conférence lui aussi. Ils déclenchèrent, surtout, des tonnerres de félicitations, des roulements orageux d'applaudissements, et les flashs d'éclairs des clichés que l'ancienne photographe prenait sans plus chercher à les exposer. Uniquement pour garder sa fierté dans son cœur ; et au-dessus de la cheminée une preuve supplémentaire de ce qu'elle était parvenue à accomplir.
Les décharges d’attention dont on bombarda le plus jeune des Nicholson furent un combustible tel, qu’il ne voulut bientôt plus se nourrir autrement. L’omniprésence d'Avril, quand bien même elle combla une partie de la faim qui lui tenaillait le ventre, ne fut jamais suffisante à le rassasier pleinement. Valery trouva donc son réconfort dans la validation des autres. Non des enfants, de ses camarades de classe ou de ceux qu’il pouvait croiser dans les couloirs de l’école de musique, puisqu’il les estimait à peine ; mais dans celle des adultes. De ces esprits parfaitement faits qu’il adorait et révérait avec la hâte de celui qui désirait ardemment vieillir plus vite pour obtenir la crédibilité que son âge lui refusait encore. Pour se trouver enfin à leur égal.
L’acharnement qu’il mit donc à s’illustrer davantage puisa racines dans la nécessité d’exister aux yeux des grands, dont les regards s’avérèrent infiniment plus satisfaisants et vitaux que les encouragements quelque peu vides en substance de sa propre mère. Et s’il dut faire quelques efforts aux premiers temps pour s’assurer que son travail soit impeccable, l’exercice devint bientôt une habitude. L’habitude une manie dont il ne chercherait pas à se débarrasser, même avec les années.
Perfusé par les compliments, les notes impeccables, les œillades envieuses des autres gamins puis adolescents, ou les remarques pleines d’ambition et d’espoir de ses professeurs, Valery se fit malléable. Juste assez changeant pour correspondre aux attentes des figures adultes qu’il idéalisait tant ; somme toute assez centré pour ne pas se perdre complètement. Quoique jeune, il comprit la nécessité de s’adapter pour ne pas couper le cordon d’alimentation. Il se composa un masque d’hypocrisie de circonstances qui lui permit de dissimuler le pathétisme et la vanité de son besoin de considération. Et brusquement, quelque part entre un récital de piano, un concours de mathématiques et un sursaut de jalousie engendré par une réussite quelconque de Cornelia, il bascula dans une recherche constante de reconnaissance et d'attention dont il ne sortirait jamais réellement.
Chapitre 3 : LinaIl ne parlait plus que rarement de Lina aujourd'hui, et jamais sans forcer dans sa voix une nostalgie propre aux premiers amours. Il évoquait alors le regard franc et perçant de la jeune femme, rempli d'une curiosité qui avait longtemps fait écho à la sienne et l'avait irrémédiablement et immédiatement attiré. Valery aurait pu redessiner de tête l'angle de sa nuque, la longueur de ses mèches noires et les ondulations désordonnées qu'elles formaient entre ses omoplates, la première fois qu'il l'avait vue. Les années n'avaient rien retiré au souvenir de la nervosité qui agitait ses mains, ou de la manière dont elle l'évacuait en faisant claquer le ressort de son stylo au point d'en agacer ses voisins d'amphithéâtre. Il se rappelait encore avec une étrange précision les courbes de son écriture. La façon dont elle avait changé à l'approche des examens de fin de semestre puis de troisième année de médecine à l'Université d'Oxford. Les grandes boucles de ses lettres avaient perdu leur définition et leurs contours dans les révisions incessantes, les heures d'insomnie, la fatigue des nuits dévorées par les livres à apprendre par cœur, le manque de concentration que la présence de l'autre induisait, la discipline éreintante qu'ils devaient s'imposer pour ne pas ruiner l'avenir qu'elle s'imaginait composer à deux - et qu'il taisait vouloir faire sans elle -, en s'envoyant en l'air quand ils auraient dû se limer les dents sur leurs cours.
Ils s'étaient soutenus acharnément : à chaque examen, à chaque moment de doute qu'éprouvait la jeune femme, chaque instant d'hésitation qui lui faisait remettre en question la légitimité de sa présence, chaque crise de larmes que Valery devait balayer des heures durant en lui promettant qu'elle méritait sa place. Il lui avait tenu la main dans toutes les difficultés, dans la peur de l'échec et l'angoisse qui rétrécissait son écriture au point que les bouquins d'apprentissage de la jeune femme ne soient plus griffés que de pattes de mouches illisibles, à l'approche des concours pratiques.
Si elle avait soulevé plus d'une fois la possibilité de poursuivre l'enseignement clinique ailleurs, il avait systématiquement trouvé les mots pour clamper ses ailes. L'empêcher d'esquisser le moindre pas dans une direction qu'il ne voulait pas prendre. Égoïste, le jeune homme avait imposé ses termes et ses conditions pour ne pas s'éloigner de l'objectif qu'il s'était fixé, une dizaine d'années plus tôt.
Ses rêves infantiles d'être photographe comme sa mère ou conférencier, à l'image de son père, s'étaient envolés à l'adolescence. Aspirés à jamais dans la chambre d'hôpital que Simon avait occupée le temps qu'on remette son cœur en état. Le silence religieux qui avait suivi l'entrée dans la pièce du chirurgien avait frappé le gamin avec toute la grâce d'une révélation divine. Il s'était voulu enserré dans une blouse à son tour. Il s'était imaginé respecté et adulé comme seul pouvait l'être un homme qui sacrifiait son temps et sa vie pour sauver celle des autres. Lui qui n'avait jusqu'alors travaillé que pour rafler les premières places et par amour des choses bien faites, avait ajouté une cause réelle à ses efforts, ce jour-là : la recherche de gloire. Mais ses ambitions d'enfant, devenues celles d'un jeune adulte, furent éternellement limitées par son incapacité à exister ailleurs que dans le regard d'autrui. Par trop dépendant du confort rassérénant que la présence de son entourage assurait, Valery ne prit jamais la peine de quitter l'Angleterre pour se construire une vie ailleurs, sans la validation de ses proches, de sa famille ou du réseau dont il avait rejoint les rangs peu de temps après son entrée en cinquième année de médecine. Il n'eut de chance que celle de pouvoir intégrer, à domicile, l'un des meilleurs programmes du pays.
Il choisit pour eux leur avenir, l'encouragea à poursuivre ses études à Oxford pour lui faire oublier l'angoisse qui mordait ses entrailles. Il ravala même son amertume quand elle s'illustra en décrochant un meilleur score aux examens cliniques. Valery peignit sur ses lèvres le sourire hypocrite de l'homme fier et ravi du succès de sa compagne, quand son âme ne cherchait déjà plus qu'à la torpiller pour essuyer l'humiliation d'avoir à se tenir dans son ombre. L'esprit si beau de Lina, qui l'avait tant attiré durant quatre ans, devint tout à coup un ennemi à broyer. Rempli d'une colère sourde et insidieuse, il s'efforça d'user progressivement l'étudiante. Il régula la fatigue et la concentration de sa petite amie à l'approche des moments cruciaux de ses études, oscillant entre crises de jalousie, longues journées à l’ignorer, nouveau souffle dans lequel il se faisait aimant comme au premier jour, et descentes en piques lorsqu'il lui martelait qu’elle ne s'illustrait que par son aide. Lentement, il fit naître en elle une anxiété qu’il déclenchait du bout des doigts : dans une caresse ou son absence. Du bout des lèvres : dans une pique chargée de violence ou un baiser sonnant faux. Jusqu’à ce que l’esprit de la brune flanche sous la pression combinée de son amant, du doute qu’il avait vissé dans son crâne, et d’études affreusement demandeuses.
À bout de souffle, Lina abandonna toute ambition dans l'appartement qu'ils partageaient et retourna vivre chez ses parents. Il ne chercha pas à la revoir. Elle ne perdit jamais la triste habitude de demander aux rares amis qu'ils avaient encore en commun ce qu'il était advenu de son premier amour, même vingt ans plus tard.
Chapitre 4 : CharlotteCharlotte avait méticuleusement planifié son futur, de son entrée au lycée. Lorsqu’elle l’évoquait, lorsqu’elle déroulait doucement le fil de cet avenir qu’elle s’imaginait, elle le faisait avec une honnêteté si saisissante qu’il était impossible de douter de son ambition ou de sa réussite prochaine. Intelligente et pleine de ces ressources que seuls savaient déployer les enfants qui n’étaient pas nés une cuillère en argent entre les dents, elle s’était toujours donné les moyens d’arriver à ses fins étudiantes ; multipliant les activités scolaires, grappillant des points où elle le pouvait, se hissant en tête des classements de son école. Elle s’était lentement offert, semestre après semestre, le luxe d’un dossier idéal qui devait lui ouvrir les portes des plus grandes universités quand elle serait en âge d’intégrer le supérieur. Valery, en la rencontrant, avait dû tomber amoureux de la manière dont elle idéalisait les couloirs poussiéreux des vieux bâtiments d'Oxbridge.
Il avait aimé son rire franc et ses grands yeux verts bien avant de lui parler et de se rendre compte de la profondeur de ses pensées. Il avait adoré la manière dont son sourire emplissait l’espace et couvrait le bruit du bar que les résidents en chirurgie générale du John Radcliffe Hospital, rattaché à l'université, investissaient pour oublier l'éreintement des longues et interminables veilles ; et que Charlotte fréquentait, en compagnie de quelques amies, pour évacuer la pression qui pouvait faire ployer ses épaules quand elle pensait au lendemain. Du haut de ses seize ans, elle usait et abusait d’une fausse carte d’identité qui la donnait majeure, prétextant réviser puis dormir chez une camarade de classe pour ne pas inquiéter des parents trop soucieux de la morale et de la réputation de leur fille. Elle ne leur présenta Valery que six mois après leur rencontre, quand il eût terminé d’enfoncer dans son esprit qu’ils formaient un couple idéal. Qu’ils étaient faits pour être ensemble. Elle se rappellerait sans doute éternellement le naturel avec lequel cette pensée parasite s’était logée derrière son front pour devenir une vérité absolue, inaltérable. Trop jeune, influençable à souhait, elle s’était rapidement laissée aller à songer qu’ils étaient parfaitement accordés. Alignés en tous points dans leur vision de l’avenir, leurs envies, jusqu’à leur besoin constant d’apprendre du monde qui les entourait. Dessinés l’un pour l’autre, destinés l’un à l’autre. Elle avait cru tant de fois que Dieu avait guidé ses pas vers son amant, qu’elle avait fini par s’en faire une conviction impossible à effacer. Dix-huit ans plus tard, en dépit de tout, la jeune femme lutterait encore contre les réflexes sordides qu’il avait fait naître en elle, et qu’il continuait d’alimenter de temps à autres par ennui ou plaisir de se rappeler à son bon souvenir.
Le futur chirurgien remplissait toutes ses attentes : brillant et amoureux, attentionné et généreux. Il avait pris soin de s’insinuer dans ses veines, en véritable drogue, pour la rendre pleinement dépendante de ses marques d’affection ou de l’attention qu’il lui accordait au gré de ses envies. Poussée à se dépasser pour qu’aucune ombre ne vienne ternir la perfection de son parcours scolaire et l’image de son compagnon, Charlotte apprit à vivre dans le seul but d'avancer vers le futur qu'il leur projetait. Sans doute, les plans tirés sur la comète et les rêves de gloire du couple, viciés par l’ambition oppressante de Valery, se seraient-ils concrétisés rapidement au rythme épuisant qu'il imposait à leur relation. Mais la jeune femme eut l'indécence de tomber enceinte, enrayant soudainement une machine qui n'avait pas été développée pour subir le moindre heurt.
Il balaya l’idée de garder l’enfant avec le détachement qu’elle lui connaissait par cœur, depuis un an qu’il l’en congratulait par à-coups et qu’elle trouvait à excuser ce trait de sa personnalité. Le portrait de leur future famille, peint avec les mois et les beaux discours du médecin, s’était pourtant gravé dans l’âme de l'adolescente. L’idée première s’était mue en rêve ; le rêve en but ; le but en réalité. Travaillée par l’opportunité titanesque de faire un pas de géant vers leur lendemain commun - et renforcée dans ses certitudes par ses convictions religieuses et sociales -, Charlotte refusa catégoriquement de se défaire du bébé.
Brusquement, aussi simplement que cela, Valery, qui aurait dû fuir et la laisser ruiner seule l’avenir qui lui tendait les bras, se retrouva pris au piège d’un ménage dont il n’avait jamais voulu. Elle se maria par amour, il l’épousa pour effacer la menace de poursuites judiciaires qui planèrent au-dessus de sa tête lorsque le père de sa compagne fut informé de l’effroyable nouvelle. Le juge valida leur union en ne contrôlant que d’un œil désintéressé les signatures des représentants légaux de celle qui n’était finalement qu’une gamine. Ils ne célébrèrent pas en grandes pompes, tinrent tout juste une réception pour que leurs deux familles se rencontrent. Le chirurgien en devenir l'installa dans un appartement payé trop cher pour les beaux yeux d’une femme dont il ne voulait plus, mais qu’il devrait apprendre à tolérer, un sourire hypocrite aux lèvres.
Tous les sentiments qu’il avait pu nourrir pour elle s’effacèrent à mesure que son terme approchait, comme son attention se tournait vers le bout d’être qui grandissait en elle. Valery se lassa progressivement de son rire, de ses lèvres, de sa conversation qui perdit l'intérêt qu’il lui avait connu jusqu’alors pour ne plus figurer que des inquiétudes quant au rôle de mère qu’elle aurait à assumer. L’université ne reparut sur ses lippes qu’en lointain objectif qu'elle concrétiserait quand leur enfant serait assez grand. Il apprit à haïr leur fille bien avant sa naissance. Un peu plus chaque fois que sa femme idéalisait sa venue au monde et la famille parfaite qu'ils formeraient quand elle serait là.
Chapitre 5 : RosalieIl y avait toujours un gouffre de regret qui s’ouvrait dans son regard à l’évocation de Rosalie. Valery n’évoquait jamais sa fille sans s’enserrer de son rôle d'homme et de père blessé par son absence. Il y avait quatorze ans déjà que Charlotte avait demandé le divorce, et autant d’années qu’elle avait emporté leur enfant avec elle à Bristol, en le privant virtuellement du droit de visite que le juge avait pourtant accordé. Il se contentait de veiller sur elle de loin, en soutien financier constant, en pilier psychologique lorsqu’elle en avait besoin - mais elle ne s’appuyait jamais sur lui. Le cœur lourd, il se contentait de prier que son unique enfant lui pardonne, un jour, d’avoir cru préférable de la laisser auprès de sa mère quand il paraissait évident, avec le recul dont il disposait aujourd’hui, qu’elle aurait été bien mieux lotie avec lui.
Valery ne mentionnait jamais son adolescente sans dévoiler les difficultés éprouvées par Charlotte après l’accouchement. Comment son esprit s’était fracturé, dans ce qu’il avait naïvement cru être une dépression post-partum. Il listait les signes qui auraient dû lui indiquer le mal-être plus profond de son épouse, et se maudissait de n’avoir rien su voir. Absorbé par ses études, la fin de ses années de spécialisation en chirurgie cardiothoracique et la nécessité de décrocher une place permanente dans un hôpital londonien pour subvenir aux besoins de sa petite famille, il n’avait pas noté que la psyché de sa femme basculait à jamais et s'était contenté de croire, ou peut-être d’espérer, qu’elle finirait par aller mieux.
Il insistait sur la manière dont il l’avait suppliée de se tourner vers un professionnel, quand leur fille était entrée en cycle primaire et que ses épisodes s’étaient fait plus nombreux, plus rapprochés. Il parlait avec amertume de toutes ces fois où il avait voulu se battre pour récupérer la garde de Rosalie, sans parvenir à aller au bout des procédures, de peur que l'éloignement de la petite ne donne à Charlotte une raison de commettre l'irréparable. Il glissait alors sur les soupçons de trouble bipolaire tardif qu'il lui avait trouvé, et attendait d'entendre le cœur de ses interlocuteurs se serrer de compassion. La conversation mourait généralement ainsi : quand il assurait qu’une part de lui aimait encore cette femme autrefois si curieuse et intelligente, en dépit de tout ce qu’elle lui avait fait subir.
Excellent conteur, il taisait naturellement le soulagement de leur départ autant que les raisons qui avaient poussé Charlotte à demander le divorce. Il se faisait muet quant à relation qu’il avait entamée avec Annaleigh, alors que Rosalie n’avait pas six mois, simplement pour satisfaire son égo malade du manque d’attention ; la blessure crasse de sa fierté quand on lui avait remis les papiers du divorce ; la manie qu’il avait eue de vouloir récupérer son épouse, au fil des années. La colère qui lui mordait les entrailles chaque fois qu’il voyait la somme de la pension alimentaire disparaître de son compte bancaire ; et qu’il n’avait investi dans une maison si grande à Londres, en pleine crise des subprimes, que pour donner envie à la jeune mère de lui revenir. Il ne mentionnait jamais la violence avec laquelle il se permettait de faire irruption dans leur vie, quelques fois l’an, en se présentant à leur porte les bras chargés de souvenirs inexistants et d’espoirs hypocrites qui mouraient aussi vite qu’ils ne naissaient. Rosalie ne voyait plus son père qu’en ces rares occasions. Elle ne faisait jamais l'effort d'entrer en contact avec lui, autrement. Elle avait appris à le mépriser bien avant de le connaître.
Chapitre 6 : KateKate irradiait d’une confiance en elle qui, loin d’être arrogante, témoignait seulement des nombreuses batailles qu’elle avait dû livrer pour se tenir entre les murs du St Thomas' Hospital, à Londres. Consciente qu’elle n’avait pas encore gagné la guerre et ne remporterait certainement la victoire que bien des années plus tard - quand d’interne, elle deviendrait résidente, puis finalement chirurgienne -, elle appréhendait chaque journée avec une humilité déconcertante, se montrant plus appliquée à la tâche qu'un bon nombre d'autres étudiants fraîchement sortis de l’école. Sa blouse telle une seconde peau, à croire que le tissu fade qui devait la distinguer des autres grades hiérarchiques avait été conçu pour embrasser chaque courbe inexistante de sa silhouette longiligne, elle avançait obstinément malgré l’épuisement qui fauchait les rangs, garde après garde. Comme chaque nouvel arrivant, elle avait classé les praticiens selon ses préférences personnelles et professionnelles, en priant pour se faire un mentor de celui ou celle qui s’était hissé en tête de sa liste mentale. Valery, jeune chirurgien cardiothoracique qui excellait pourtant dans son art, n’avait pas su se glisser sur la plus haute marche du podium. Et ce fut certainement par blessure d’égo qu’il s’acharna donc à renverser le piédestal sur lequel il ne se trouvait pas, pour se faire une place de choix dans l’esprit de la jeune femme.
D’abord aveugle à sa présence, puisque concentrée à l’extrême sur ses tâches et l’édification de barrières supposées la préserver du quotidien difficile de l’hôpital, Kate ne réalisa pas immédiatement l’attention qu’on lui portait. Le soutien et l’empathie forcés par Valery prirent quelques mois à percer sa carapace. Ce ne fut que lorsqu’on lui fit remarquer qu’il n’avait que peu de temps à accorder aux bleus en temps normal, et qu’elle manquait par conséquent une chance rare en l’ignorant, qu’elle consentit à se faire moins sourde à sa voix. L'interne sortit le nez des dossiers de ses patients et des livres qu’elle potassait en boucle, dans sa recherche obsessionnelle de perfection, pour s’ouvrir à l’aide de celui qui ne demandait qu'à la prendre sous son aile.
Il ne l’inonda jamais d’assez d’encouragements ou de conseils pour que son attitude paraisse réellement inappropriée. Juste ce qu’il fallait pour qu’elle se pense au-dessus des autres. Valery sculpta sous sa blouse un sentiment lent et progressif de supériorité, qu’il détruisait selon son humeur en la plaçant en compétition avec un autre interne qu'il considérait, de fait mais sans l'avouer, bien plus doué que sa protégée. Il fallut quelques mois pour que sa favorite se rende compte de la facilité avec laquelle elle progressait lorsqu’elle se tenait dans l’ombre de ce mentor. Et doucement, le lien de tutorat qu’ils avaient établi prit une direction torve : Kate glissa dans une relation destructrice dont elle porterait encore les séquelles, bien des années après leur rupture.
Elle encaissa de plein fouet les remarques cinglantes, les moments de célébration, les humiliations et la façon dont il braquait tous les projecteurs sur elle puis sur lui chaque fois qu’elle s’illustrait. Tenue par son ambition, Kate courait plus qu’elle ne marchait vers les promesses qu'on lui esquissait. S'il lui garantissait une place à ses côtés dans le bloc opératoire un jour, il trouvait systématiquement une excuse pour se passer d'elle à quelques heures de l'intervention ; soit qu’elle manquait encore d’expérience, soit qu’il n’avait pas eu son mot à dire dans la sélection de l’équipe. Elle perdit patience et confiance dans un ultime mensonge, quand il nota le tremblement malhabile de mains qu'ils savaient tous deux parfaitement assurées, et recommanda le collègue qu'il faisait courir depuis toujours au même rythme qu'elle. La gifle de confusion qu'elle essuya ce jour-là, si elle aurait déjà pu être suffisante à l’assommer, parut douce en comparaison de la claque verbale et publique qu’elle dut avaler lorsqu’elle le confronta. Son étonnement passé, la jeune femme parvint à discerner le jour entre les doigts que son amant tenait si fermement appuyés sur ses paupières pour lui bloquer la vue. Touchée en plein cœur, frappée dans son honneur mais du reste plus clairvoyante qu’elle ne l’avait jamais été, elle nourrit une hargne mauvaise qui la poussa à se tourner vers le conseil d’administration pour exprimer la sensation crasse d’avoir été manipulée autant qu'abusée. L’assemblée balaya sa plainte comme elle en avait éloigné bien d’autres, en cachant sous le tapis les nombreux débordements du chirurgien cardiothoracique, forçant la résidente à se préserver seule en marquant entre eux une distance qu'il ne supporta pas.
On plaça Valery en examen lorsque Kate se tourna vers d’autres autorités, moins bancales et moins biaisées que celles de son lieu de travail, pour accuser la violence avec laquelle il avait tenté de la récupérer. L’hôpital, pour étouffer le scandale, éloigna le praticien en le mettant à pied le temps que l’affaire soit résolue. Sa licence et son droit d’exercer temporairement suspendus, il eut tout le temps d’organiser une défense juridique et une attaque de représailles. La jeune femme abandonna les procédures légales quatre mois seulement après les avoir lancées, quand elle n’en put plus des menaces qui planèrent sur sa carrière et de celles que l'entourage si crasse de son ancien amant laissèrent miroiter quant à sa simple existence. Elle craindrait encore, presque une décennie plus tard, de recroiser la route de cet homme.
Il récupéra son droit de toucher un scalpel et sa place à l'hôpital, mais sa fierté fut si malmenée qu’il ne parvint pas à digérer l’affront comme il l’aurait fallu. Lui qui s'adaptait d'ordinaire à toutes les situations se montra sous un jour nouveau, plus franc qu'il ne l'avait jamais été. Face à sa mauvaise foi et aux pressions exercées par quelques professionnelles venues soutenir la voix muselée par la crainte de Kate, le conseil disciplinaire de l’établissement lui refusa la place de consultant qu'il désirait si ardemment, et trancha pour lui montrer du doigt le chemin de la sortie. Orgueilleux à l'extrême, au point de refuser de s’excuser et supplier qu’on lui accorde une ultime chance, le chirurgien raccrocha sa blouse, persuadé de pouvoir retrouver une place de choix dans un autre hôpital public de la ville, et d'ainsi obtenir le titre de spécialiste tant convoité. Mais sa réputation le précéda à chaque entretien, le poursuivit pour chaque dossier de candidature qu'il remplissait, se présentait bien avant lui quand on lui promettait un entretien. S'il aurait dû se réinventer une carrière ailleurs en Europe, où la tache sur son dossier aurait moins d'importance, il se montra incapable de s'éloigner de son univers. Ses proches et les membres du réseau l'enchaînèrent aux terres de son enfance, au point de lui faire renoncer aux quarante années d'excellence qui l'attendaient encore dans le public. Il n'intégra le Henry J. Solter Private Health Center qu'à contre-cœur, avec le dédain d'un homme qui pensait sa carrière condamnée à présent qu'il s'enfonçait dans le privé.
Chapitre 7 : HollandIl fut tant soufflé par l’irruption d’Holland dans le monde qu'il s'était reconstruit au Slaughterhouse, que les fondations de sa nouvelle vie manquèrent être emportées. Arrachées par l’air de tempête trop jeune pour lui de l’étudiante, son tempérament d’électron libre et l'ouragan de génie qui faisait constamment rage au fond de ses orbes, et qu'il se prit à vouloir voir grandir encore plutôt que de chercher à le canaliser ou l’étouffer. En un battement de cils, en un sourire mutin, elle fit vaciller le socle des certitudes du chirurgien pour le laisser pendu à ses lèvres, désireux de posséder tout ce qu’elle était déjà et serait le lendemain. Généreuse comme une bombe qui avait contenu trop longtemps ce qu’elle avait à offrir et menaçait à présent d’éclater, la jeune femme lui donna tout, en défaisant progressivement ses réflexes. Elle déjoua ses manies, musela ses habitudes, fit taire ses travers pour composer avec lui l’ébauche d’une relation équilibrée qu’ils voulurent tous deux longue.
Sa simple présence aida à rattraper la débâcle de l'avortement de sa carrière au St Thomas. Sa démission contrainte, loin de faire l'effet d'un souffle nouveau, avait profondément entamé le moral de Valery, au point de le pousser sur une pente glissante. Il s'était raccroché à son poste à la clinique privée, quand son âme crevée de frustration et de colère menaçait de tout envoyer paître. La chute libre, vertigineuse dans l'estime de certaines mauvaises langues qui juraient à présent qu'on ne lui accorderait jamais une place de consultant, ne fut cependant que partiellement guérie par l'excellence de ses interventions au Slaughterhouse. Il dut s'affairer à compenser sa ruine égotique autrement, sinon aux yeux du monde, au moins à ceux du réseau lorsqu'ils perdirent l'un des chirurgiens officiant dans l'ombre de leur trafic d'organes. Valery récupéra une place qu'il n'avait jusqu'alors fait mine de rechigner que parce qu'on lui avait fait l'affront de ne pas la proposer plus tôt. À présent libéré de sa mauvaise foi, et quoiqu’éternellement enchaîné par le serment qu’il avait prêté quinze ans plus tôt et qui devait théoriquement l'empêcher de porter atteinte à la santé de ses patients, il embrassa son nouveau rôle avec une dévotion telle, qu’on lui accorda plus de crédit encore que ce que son cœur désirait. On souda un Mr à son nom, en lui offrant la promotion dont il rêvait l'idée depuis si longtemps.
Si la validation supplémentaire offerte par les trafiquants suffisait théoriquement à le contenter, Holland continua à nourrir le reste de sa fierté en gavant davantage un égo déjà au bord de l’implosion. Éclatante sans sa présence, elle paraissait rayonner plus encore lorsque son amant rôdait autour d’elle. Il fut à ses côtés lorsqu’elle décrocha son master ; il la porta aux nues lorsqu’elle décrocha le poste qui lui faisait envie ; se fit encourageant quand elle lui confessa rêver de poursuivre en thèse. Holly postula à diverses bourses de recherche et d’exploration à travers l'Europe, faisant naître chez son compagnon, et pour la première fois de son existence, l’idée de réellement quitter Londres. Conscient des capacités de son amante, Valery la poussa cependant à considérer des horizons plus éloignés. Quand bien même elle refusa d’abord d’écouter les mots doux de celui qu’elle considérait être l’homme de sa vie, elle finit par prêter une oreille attentive à ses recommandations, et bombarda de candidatures tous les centres de recherches outre-Atlantique.
La nouvelle de son recrutement aux États-Unis s’écrasa sur leur monde après cinq ans de vie commune. Une partie de son être fut tenté de laisser sa nouvelle carrière pour suivre sa moitié et se reconstituer une existence avec elle sur un autre continent, mais son égo et sa loyauté empêchèrent cette erreur si fatale. Holland embarqua pour la Côte Est, emportant dans ses bagages et son cœur la certitude que son homme traverserait fréquemment l'océan pour la voir. Elle lui promit de lui revenir sitôt sa thèse terminée, et il inscrivit son serment dans son esprit malade de devoir la laisser s’en aller. Il tint parole. Elle ne parvint pas à remplir sa part du contrat. Elle manqua de répondre à l'un de ses messages quelques semaines après leur sixième Noël ensemble, célébré pour l'occasion dans les rues romaines qu'il aimait par-dessus tout, pour les avoir si souvent parcourues depuis son enfance. Elle ne retourna plus ses appels que sporadiquement, aux premiers temps et, peu à peu, oublia de lui rendre l'attention dont il la berçait. Prise au piège de sa propre ambition et de la promesse d'embauche qu'on lui offrait alors même qu'elle prévoyait de rentrer en Angleterre quelques mois plus tard, Holly creusa progressivement entre eux une distance intolérable. Un fossé dans lequel elle enfouit son anxiété, ses envies de retrouver son amant, ses projets de fonder enfin la famille qu'ils composaient dans leur âme depuis si longtemps, ses doutes et, avec eux, ceux que son nouveau cercle social imprimait dans ses pensées. Il ne se força pas à l'oublier. Peu à peu, la fascination qu'elle exerçait sur Valery et l'amour conditionnel qu'il lui portait s'effacèrent simplement, laissant place à une amertume et un ressentiment destructeurs qui menaça d'éclater à leur rupture, mais qu'il garda précieusement dans son cœur en attendant de la revoir.
Chapitre 8 : LoveLove n’avait de raison de le supporter, que la certitude qu’il avait fait naître en elle de n’avoir sa place qu’à ses côtés. Depuis deux ans et demi qu’elle évoluait dans son ombre, Valery s’était fait une mission presque divine de la forger à son image. De sculpter cette successrice qu’il voulait digne de sa présence et de son attention, et qu’il plaçait sous les projecteurs dans chaque réussite, mais privait volontiers de lumière à la moindre difficulté. Mentor possessif, il entretenait une dépendance à la dynamique impeccable qu’ils nourrissaient ensemble, qu’on condamnait dans les bruits de couloirs du Slaughterhouse au moins autant qu’on l’enviait, et qui n’était jamais si palpable que dans la symbiose dont ils faisaient preuve dans leurs heures passées au bloc opéra—