revenge is never a straight line (sophie)

acte I ; la maison

À l’origine de tout, il y avait la Maison. C’est de cette bâtisse fissurée de courants d'air, perchée au cœur du parc baigné de brume que Sophie tire ses premiers souvenirs, acérés et piquant comme des morceaux de verre. Avant la Maison, elle n'était rien. Une mouche dans le cosmos, un crachat sur le trottoir. Elle est arrivée, nourrisson invisible, tache aux contours incertains. La Maison lui a donné un nom, elle lui a donné une forme. Ils étaient trente-trois petits marmots comme elle, apprenant à marcher dans les couloirs figés de silence, à trébucher sur les escaliers aux marches trop hautes sous l'œil austère de portraits anonymes et revêches. Dès l'enfance, on leur a dit qu'ils feraient de grandes choses. La même rengaine, la même promesse, ânonnée du matin au soir par la poignée de sinistres sentinelles qui les protègent. Le chiffre de leur âge n'est encore qu'une unité quand on leur assigne leur don. La Valère, gouvernante aux lèvres pincées, ses cheveux d'argent réunis en un chignon serré comme un œuf sur le sommet de son crâne le leur présente comme un cadeau précieux. C'est la pièce qui leur manquait, dit-elle, la promesse d'une élévation: avec leur talent, ils sont enfin réels, ils méritent de vivre. À Théophane, on a donné la sculpture. À Alix, c'est le théâtre. Sophie s'est vue offerte la danse. Dès treize ans, elle s'est habituée aux matins gris qui se lèvent sur la Maison, à l'enseignement difficile, aux courbatures, à la fatigue profonde qui ne naît pas seulement dans ses muscles mais aussi des profondeurs de son âme.

⁂
À mi-voix dans le réfectoire ou dans l'abri des dortoirs, les enfants propagent le secret répandu par les voix indiscrètes de ceux qui les surveillent. Ils chuchotent leurs noms: les Mécènes. Comme une légende ou des divinités invisibles, c'est grâce à eux que les gamins existent, qu'ils possèdent un toit, une raison de vivre. Les Mécènes sont leurs créateurs, dieux tout-puissants, porteurs de tonnerre comme de pétales de fleurs. Leurs noms sont cachés, leurs visages énigmatiques, n'apparaissent parfois qu'en guise de forme floue derrière une porte entrebâillée pour observer la progression de leurs créatures. Sophie n'en croisera qu'un seul, parlera même avec l'un de ses dieux à cette unique occasion, mais elle se souviendra toute sa vie de ce visage exsangue aux pommettes saillantes. Dans la Maison, le temps glisse, inquantifiable tant les journées se ressemblent. La trentaine qu'ils constituaient a fondu comme neige au soleil au fil des ans, les réduisant à une triste dizaine. Petit essaim d'insectes las, avec les mêmes cernes, la même ruine spirituelle, la résignation qui ralentit les méninges. Des pantins parfaits et monstrueux, assemblés avec soin, mais bien fragiles.

⁂
Du jour où tout bascule, Sophie ne conserve que des images dures et statiques, des sons lointains, comme un écho derrière une vitre. La voix hâtive et pressante de La Valère. La multitude d'adolescents se ruant dehors au milieu de la nuit, le ronronnement d'un moteur se mêlant à des cris apeurés puis une portière mal fermée. La chute, ses bleus, ses égratignures. Sophie seule, Sophie dans la campagne, Sophie libre. La Maison a perdu son spécimen, expulsé son araignée dans le monde.


acte II ; l'opéra

Elle a seize ans et une boule d'angoisse lorsqu'elle réussit le concours d'entrée à l’École de Danse de l’Opéra national de Paris. C'est une porte entrebâillée vers un avenir chatoyant, chargé de promesses, loin des foyers et des familles d'accueil qui défilent sans s'interrompre. Là, pourtant, il demeure difficile de se fondre parmi ses congénères. Un grain de sable coincé dans ses rouages l'en empêche, une anomalie imprimée à jamais en elle par ses années à la Maison. La rigidité de ses traits, l'absence de chaleur qui se dégage de ses maigres sourires, le gel de ses iris, tout cela horripile et fait fuir. Une fracture qu'elle s'escrime à camoufler, quitte à se faire souffrir. À dix-huit ans, Sophie devient quadrille du corps de ballet, une danseuse anonyme dans le fond de la scène. Cette même année, le passé la rattrape. Un visage d'antan surgit au détour d'un couloir. Dans la Maison, ce visage était celui d'un dieu. Ici, parmi le commun des mortels, il n'est que le généreux bienfaiteur de l'Opéra de Paris. Il a les yeux qui glissent, gourmands et cruels, sur les jeunes recrues. Les gants cachent des mains qui ne cherchent qu'à empoigner et meurtrir. Quand il rencontre Sophie pour la seconde fois, il ne la reconnaît pas. Elle ne ressemble plus à l'enfant qu'elle a été, môme aux yeux tristes et l'esprit martelé. L'enfant est toujours coincé quelque part, pourtant, qui regarde et s'étrangle de hargne. Un mois plus tard, le cadavre du bienfaiteur est retrouvé, inerte et froid dans son appartement du 7ème arrondissement. Une enquête est ouverte, la police cherche longuement le coupable, sans succès.

⁂
L'incident a lieu le soir d'une représentation de Roméo et Juliette. Les heures sont confuses, entremêlées dans sa mémoire. Sophie, désormais coryphée, doit remplacer précipitamment sa collègue. Cœur battant, elle se hisse sur la scène. Elle se souvient encore de l'exaltation de l'orchestre, de la beauté de la mélodie ce soir-là. Elle a tant répété cette chorégraphie, les gestes sont naturels, chaque mouvement tracé sans hésitation ni essoufflement. C'est au Pas de Deux de la scène du Balcon que le décor s'est effondré. Cela ressemblait à un accident, un coup du sort assené par la malchance ou l'inattention d'un scénographe. Alors qu'on l'emporte sur un brancard, que la sirène de l'ambulance perce son tympan, Sophie sait. Elle sait qu'elle est en train de payer un prix, que les dieux masqués de la Maison l'ont foudroyée pour avoir osé abattre l'un des leurs. Déclaration de guerre dont elle a confirmation quelques jours plus tard. Grièvement blessée à la jambe droite, elle ne valsera plus jamais. Les Mécènes, capricieux et cruels, lui ont offert un don pour le reprendre aussitôt. Ils l'ont modelée avec précaution et zèle, toute cette souffrance, et pour quoi? À quoi servira-t-elle désormais, sans cette étincelle qui lui était propre? Le cadeau a désormais un goût de sel, de regret, d'amertume. La porte vers un avenir différent et doux s'est refermée, elle ne se rouvrira plus.


acte III ; la forêt

“Such a waste of a girl, such rumination.
I am obsessive. I contain nothing but the replay.”
– I Put The Coffin Out To Sea, Lisa Marie Basile
La vengeance est une forêt sombre dans laquelle il est facile de se perdre. Sophie pense qu'elle a toujours possédé cette petite fleur vindicative, quelque part dans l'un de ses ventricules. On lui a planté cette graine le jour où elle a reçu son premier coup sur le dos, après avoir vacillé à la barre. Elle s'est assurée d'arroser, d'encourager cette graine. Celle-ci a étiré une tige, puis ses racines ont envahi le reste du corps. La vengeance est douce. La rage lui offre le feu nécessaire pour se lever le matin. Elle est le loup qui renifle dans le sillage de sa proie, bête inéluctablement lancée à la poursuite de ses vieux bourreaux. La piste l'a menée à Londres. Elle s'est installée dans une maison délabrée de Wandsworth qu'elle occupe avec son chien, Cyrano, et l'énigmatique Antonov, allié de longue date au visage parcheminé. Homme à tout faire assistant une Sophie encombrée par sa canne et sa patte folle, il s'improvise pianiste lors des leçons particulières qu'elle dispense à de jeunes pousses prometteuses dans le froid de son propre domicile. Sur un calepin rangé dans le tiroir de sa table de nuit, il y a six noms, six pseudonymes pour ceux qui ne se sont pas encore dévoilés. Le premier a été rayé bien des années plus tôt, au temps de l'Opéra, alors qu'elle était encore imprudente et téméraire. Mais Sophie est plus sage désormais. Le temps a gravé ses sillons sur son corps et son esprit. Elle ne reposera pas tant qu'elle n'aura pas accompli sa vengeance.