inferno — amedeo mancini

Una vita per un'altra


Palermo fa schifo. Les ronchonneries de la nonna, le petit Amedeo les entend tous les matins. Ça, et Palermo è brutta. Comprendre : Palerme, ça pue, Palerme, c’est moche. C’est la nostalgie d’une ombre qu’il n’a jamais connue, le minot, qui rend sa nonna malheureuse comme les pierres. Celle de l’Etna, qui surplombait le vignoble de ses grands-parents, quand la famille vivait de l’autre côté de la Sicile. La nonna, elle n’a pas supporté le changement brutal. C’est pas bien de faire ça à Nonna, ce sont mes dernières années sur cette terre, qu’elle disait à Amedeo, comme si le gamin était responsable des frasques de ses parents. Il se trouve que Palerme valait bien mieux que Catane, en terme de business, et que les Mancini ont simplement vogué là où le vent de la corruption les portait. Faut dire qu’ils sont bien mieux ici. Ce qu’il préfère, Amedeo, en ses terres, ce sont les plages, sur lesquels il se rend sans surveillance aucune, tous les matins. C’est le sable fin, qui change des immondes pierres de lave bordant les plages d’Aci Catena. Ici la mer est bleue, et pas verte. Ici la mer est une amie qui accompagne les morts aux enfers.


Palerme c’est pas Rome, mais c’est tout comme. Bien loin de la ville éternelle, au sein de laquelle la mère a grandit. Pourtant elle y retrouve cette rumeur constante, celle d’une cité qui ne dort jamais. Et elle y règne déjà. Sur les boutiques qu’elle dévalise sans vergogne avec l’argent de la drogue, et les commerçants qui cèdent au moindre de ses caprices. Il lui suffit de dire son nom, la regina Mancini, pour les voir exaucer ses moindres désirs. Malgré la peur constante de voir son foyer décimé par les mutins, Beatrice Mancini vit bon train, embrassant les fruits de la corruption qui ne tardent pas à tomber. C’était l’insouciance, jusqu’à ce qu’Amedeo-père meurt assassiné. La matriarche prendra alors sans broncher le fardeau des affaires. Des décisions difficiles, des alliances qu’il faut bâtir, consolider, sauvegarder à tout prix. Des égos masculins à réduire au silence. Du sang à verser. Tout cela sous l’œil admiratif du gamin fasciné. Il observe, le jeune chien fou. Prend des notes. Conscient qu’un beau jour, ce sera à son tour de régner.


On a beau manquer de rien, chez les Mancini, on s’est dit qu’il valait mieux faire quelques morpions. Histoire de canaliser l’enfant qui se croyait déjà le roi, lui apprendre la valeur du partage, et la frustration qui peut naître de l’échec. Mais ça ne sera pas la rivalité qui l’élèvera, finalement, le petit prince. C’est plutôt l’amour inconditionnel que lui porte sa petite sœur, née tout juste deux ans après lui, qui lui donnera des ailes. Bien plus mûre que lui, mais aussi bien plus sage. C’est elle qui veille sur lui, le conseille, et le défend auprès de la mère, devenue sévère pour deux à la mort du père. Quand ils sont ensemble, plus rien d’autre ne compte. Le petit Amedeo n’est pas très au fait de l’amour et de ses secrets, ne se laissera aller que tardivement aux plaisirs de la chair en compagnie de prostitués. Car le cœur est scellé aux céruléennes et ne bat que pour elles. S’il le pouvait, il épouserait sa sœur. Pour simplement mourir avec elle. Parce qu’il ne voit personne d’autre avec qui paver son chemin vers l’éternel. Mais les enfants grandissent, l'innocence et les belles promesses aussi. Ce n’est pas main dans la main qu’ils régneront sur leur royaume. Beatrice donne son sceptre d’or à Amelia. Parce qu’elle a la tête sur les épaules. Elle ne traite pas les autres familles en ennemis, elle, elle a tout compris. Sauf qu’Amedeo, il voit sa moitié devenir l’idylle d’un autre. Et que cet autre, ce pourri d’Vitali, il a jamais pu le sentir.


Présage du pire grandit sous l’regard impuissant de l’aîné, là, dans le ventre de sa moitié. Mauvaise graine qu’il faudra aimer. Les familles devront s’unir, et le rejeton promettra belle alliance. Mais le voyou dément être le père, et n’est pas prêt à reconnaître sa descendance, à moins, bien sûr, qu’il n’obtienne la place qui lui revient de droit. Quelques business lui sont délégués, mais le requin n’est jamais rassasié. Amelia le supplie de renoncer aux caprices insensés, et le gitan, sous l’emprise de la came qui bouffe la chair et l’esprit, laisse grandir l’ire funeste. Appel en détresse de l’assassin, annonçant sans détour la mort de ses chères. Le chagrin est immense, plus immense encore est l’absurde décision qui suivra le meurtre inavouable, grimé en odieux accident domestique. Le sang ne souillera pas le pavé de Palerme cette nuit, ni aucune autre nuit. La madre se fait on ne peut plus claire : la mort d’Amelia devra rester sans réponse, bafouant le traditionnel « una vita per un' altra ». Créature endeuillée ne tardera pas à rassembler ses hommes les plus fidèles pour débusquer le féminicide. Cette nuit-là, et jusqu’au point du jour, Amedeo s’adonne à la haine, et aux plus bas-instincts qu’elle fait naître en lui. Perdant, lambeau de chair arrachée après lambeau de chair arrachée, toujours plus de sa propre humanité. Jusqu’à réduire le gitan au silence éternel. La mer sicilienne revêt à présent le visage de l'adorée esquissé au flou gaussien dans le creux des remous. Et à mesure que les traits chéris sombrent dans le noir profond, le myocarde du jumeau apaise sa course folle. Jusqu'à cesser de battre, comme si son propre palpitant était emporté, lui aussi, au fin-fond des abysses. N'en restera qu'une rumeur sourde. Celle d'une plainte qui deviendra pure rage. Et alors que la mer effacera le sang du damné de sa face, Amedeo se mettra à l’écoute de ses voix intérieures, ces agonies sonores qui ne le quitteront plus désormais. La vengeance, bien que consommée, ne laissera qu’une plaie béante à la poitrine, juste à la droite des deux grands A, à jamais entrelacés.


Amelia rejoint les abysses. Amedeo regarde sa chère et tendre engloutie par le reflux, sous l’œil intransigeant de la mère trahie. Il ne pourra plus rester. Il devra partir une fois sa moitié emportée et commencer son deuil loin de Palerme, du chaos qui a désuni les alliés. Loin du souvenir encore trop vif des céruléennes éteintes. Loin de la mer tombale et des tensions que sa rébellion aura provoquées. Faire profil bas par delà des eaux souillées, voilà ce qu’on lui demande. Mais les démons font également la traversée, dissémine dans le sel un autre sel, bouillant d’une rage qui ne le quittera jamais plus. Qui le mènera au sommet d’un nouvel empire, construit sur une pile de cadavres qui s’amassent sur le passage mortifère. Il régnera, sans but aucun. Si ce n’est pour lui rendre hommage et pour mener le spectre adoré à l’éden glorieux qu’elle aurait mérité.