THESEUS ✦ Le chien des Baskerville

Un poney pour trois gamins. C'était celui de ton frère et celui de ta sœur. Toi petit, tu grimpais sur les moutons. Les chevaux t’en avaient peur. Trop petit, trop sensible, terrorisé par les lapins. T'étais le contraire de ta sœur. La téméraire, la glorieuse et courageuse Cyrus.

Votre moteur à tous les trois. La digne fille de son père. Une fierté pour sa mère. Une vraie Baskerville. Qui grimpe aux murs, saute sur les barrières et enjambe les chevaux. Ton héroïne, ta chasseuse de monstres.

Un jour, elle t’a tiré de votre lit. Aurore et poules endormies, pied nu dans les écuries. « C'est le moment » qu’elle disait, « le moment où t’affrontes tes peurs ». Une montagne de poil gris, une ligne du dos jusqu’aux fesses. Avec ses gros naseaux et son foin en bouillie au coin des lèvres. Nessy serait ta première montagne, ta première victoire. Tout en haut de son échine, un monde que tu ne voudras plus quitter. Son cœur qui secoue son corps entre tes jambes. Tu te rappelles de ses crins accrochés à tes doigts. « Tu es en sécurité avec moi Theseus, personne ne te fera jamais tomber ».

C’est ce qui vous liait, cette confiance absolue. Un amour qui t'ouvrait le torse, articulait ta bouche. Blottis à trois sous un drap, Romulus en compteur de rêves. Vous faisiez serment et pacte de fraternités. « Nous trois, c’est pour toujours ». Aucun fantôme n'aurait pu vous résister.

La vérité, c’est que ton ascension t’a donné des ailes. Un gymnaste qui défiait la gravité, les branches, ta sœur. Romulus était votre raison, celui qui vous retenait de vous envoler. Sauf sur ce pommier, votre château-fort et repère adoré. Un grand-père d’un millier d'années. Du bois comme on n'oserait jamais en couper.

Fin d'août 2004, quand le soleil ralentit sa course. Cyrus et toi, cavalier de branchage. Vous vous étiez promis pour cette année d’atteindre le haut. Romulus en terrien, inquiet de vos escalades. Tu la dépasses, tu as gagné en force cet été. Vous vous emparez de la même branche. Cyrus râle, se marre, te pousse. Tu lui réponds, t'accroches et te hisses. Le sol est à des kilomètres, Romulus est une fourmi. Euphorique, deux petits Icare affamés de soleil. Cyrus te suit de prêt, tient ta chemise, tout vacille. Léger de rire et d’enfantillage, tu la pousses. C’est arrivé cent fois, Cyrus est meilleure que toi. Elle sait se tenir, elle sait s’accrocher.

En un coucher de soleil Cyrus manque son envol. Romulus s'égosille, appelle tes tantes. Cyrus ne répond pas, Cyrus ne répondra plus jamais. Plus personne n’est jamais remonté sur ce maudit pommier.

L'Écosse est loin, ton père vous arrache de la ferme ancestrale. Parait que Romulus est trop grand pour y rester. Toi, muet depuis l’accident, on t’a emmené. Parce que sans ton frère, tu ne manges plus, ne dors plus. Un père absent ça ne donne pas beaucoup de temps. Pas assez pour savoir ce qui se cache sous les regards fuyants. Pas suffisamment pour capter que t’es plus que ton nez qui coule.

De toute façon, ta mère s’est tirée. C'était après une discussion avec les femmes de la famille. Entre deux portes, tu avais chopé sa voix et son pantalon côtelé. Elle en avait marre de ton père, marre de cette famille, marre de ces gosses. Cyrus, c'était la goutte de trop, sa petite fille. Qu’il ferait mieux de s’occuper de son bâtard et de son fils.

Bâtard, c’est un drôle de mot. T’aurais pas su l’épeler, avec ta dyslexie. Tu l’as ruminé pendant des semaines, jusqu'à Londres. Jusqu’au manoir des Baskervilles. Une bâtisse au toit gris, aux pierres froides. Hérité d’un parieur endetté. De l’argent bien étalé. Ta famille sait comment bouffer les plus grands. Ils jouent crocs et billets montrés.

Tu as plus vite retenu l’emplacement de l’écurie. À fausser compagnie à ton prof particulier. T'étais le champion pour te faufiler. Pour te glisser en pleine nuit hors de ton lit. Ils étaient loin de Nessy et des chevaux de trait. Ceux-là avec leurs grandes pattes et leurs pupilles dilatés. Des bêtes nerveuses qu’il faut choyer.

C’est quand tu te cachais que Darius est arrivée. Sylas l’a rapporté, puis greffé à votre fratrie. Trois à nouveau, trois encore sans se parler. Toi muet comme une tombe, ton jeu était de la fuir. Mais celle-là aussi était une tête cramée.

Un soir, elle t'a suivi jusqu'à l'écurie. On ne peut pas dire que c'était son délire à elle. En journée, il suffisait d’éviter la bibliothèque pour ne pas la croiser. Toi, tu espionnais chaque soir une jument. Sylas avait parlé, elle poulinerait bientôt. Tu voulais le voir, tout comprendre, tout apprendre. Le box était déjà plein, du véto, de ton père et des palefreniers. Sans t’y attendre, t'avais fini agglutiné à ta nouvelle sœur. Deux chiots cachés entre les bottes de foin.

Des hennissements et de l’affairement dans la paille. Les adultes étaient en colère, fatigués. Il a fallu des chaînes pour les aider. Au petit matin, Darius t’a secoué. Ton père et sa chemise ensanglantée, le vétérinaire épuisé. « C'était un bâtard de toute façon, un accident de pré » le vétérinaire lui tape l’épaule, « au moins vous connaissiez la mère ».

Il y a cette tradition chez les Baskervilles : choisir un chien. Vers ses 16 ans, tous les Baskervilles s’attribuent une race. Une lignée de clébards qui leur ressemblent. On les voit rarement sans leurs cabots. Ils deviennent leur ombre, des compagnons qu’ils gardent toute leur vie.

Certains duos choisissent la même race. Une marque de communion rare dans la famille. Toi, du haut de tes 16 ans, ton père à ouvert devant toi votre livre de référence “ Dog Breeds, encyclopedia about bests companions”. Comme il avait fait avec Romulus, avec Darius. Ton père, il avait toujours son avis sur quel chien irait à ses enfants. Pour Romulus, c'était le Golden Retriever, un chien de chasse à l’origine. Une bête énergique et plus aventureuse que ton frère. Sans doute son dernier espoir de le solidifier un peu.

C'était devenu un jeu, à vous trois. Pendant un an, vous aviez monté un plan. Lancé par un pari idiot prit trop au sérieux. Sylas devait croire que Romulus choisirait le chien nu du Mexique. Une plaisanterie assez légère pour survoler l’année.

Toi aussi, Sylas t’attendait au tournant. Romulus brillait au moins par ses études. Darius était la fille rêvée. Toi, intenable, un jour mutique, le lendemain hérissé de rage. Sensible à en bouffer les plinthes. Pas capable de lire, d’écrire où de compter correctement. Se désintéressant des cours et hargneux face à l’autorité.

Ce qui te calmait, c'étaient les bêtes. Quand Darius a eu son Doberman, tu as rongé ta jalousie pendant des semaines. Les animaux t’obsèdent, c’est ton sujet préféré. Si quelqu’un voulait bien l’entendre, t’en aurais des choses à raconter.

C’est vrai quoi, toi, tu retiens tout.

De comment graisser les pieds des chevaux, jusqu'à la façon dont le maréchal lime leurs pieds. Le soir, tu griffonnes des percherons. Ton carnet se recouvre d'aménagements d’écuries et de designs d’harnachements. Dans un coin, quelques conseils pour éduquer un chien. Tu l'attends, ton clebs.


T’as fait toutes les pages de l’encyclopédie, une centaine de fois. Thaï Ridgeback, Puli, Akita.

Ce jour-là, on invite la famille. On mange bien, on s’habille en conséquence. C’est un baptême en quelque sorte, les traditions familiales. Sur la table en bois, ton père n’a pas retenu une plaisanterie amère. Ta sœur grimace à côté de toi. Romulus souffle et fixe ses chaussures. Le livre est là, ils théorisent sur le choix du rejeton. Est-ce que tu sauras même lire leurs noms ? Le chien pourra sans doute t’apprendre à compter. Au moins, lui ne comptera pas sur ses griffes.

Ta veste se froisse et tu avales l’humiliation. L’envie de tout foutre en l’air, de cramer la table. Tu pourrais te tirer, t’as déjà un pied dehors. Darius pose sa main sur la tienne, tes adelphes t’ont appris à respirer. Ça évite les crises où tu te sauves du dîner. Ça sauve des paniques à se fracasser la tête contre les murs. Il faut se dessiner un ballon dans la tête. S’imaginer le gonfler quand on expire, le voir se vider quand on inspire. Les larmes s'arrêtent derrière ta langue, ça donne le hoquet.

« - Je choisirais pour toi garçon » balaie ton père agacé de ta lenteur.

Y en a marre, y en a vraiment marre. Putain de marre d’être un pantin, marre de ne même pas posséder ton propre corps, tes propres choix. C’est toujours, « Theseus ne sait pas faire ceci », « T fera plutôt cela ». « Laisse tomber Theseus », « Je vais le faire, tu es trop lent ». Tout le monde décide à ta place. T’es la petite poupée rapiécée, limitée, qui déçoit toujours. T’es qu’un Baskerville d’exposition.

Tu claques le livre, l’envoies vriller jusqu'à ton géniteur. Tu veux un Kangal, c’est annoncé haut, fort. On s’étonne comme si tu ne l'avais jamais ouverte. Sylas fait gicler son rire de patriarche. Allons, sois sérieux, tu n’y connais rien en chien.

Ta chaise vire et embrasse le tapis. Darius s’accroche à ta manche. Mais t’es pas là pour te tirer. Page 325, Kangal ou chien de berger Kangal. D’origine turque. Son nom est tiré d’une ville dans la province de Sivas en Anatolie centrale. On les utilise pour garder le bétail et les fermes. Ils grandissent entre les moutons depuis petits et les protègent des prédateurs. Un adulte peut dépasser les cinquante kilogrammes. C’est aussi lourd que ton putain Lévrier Irlandais. C’est plus grand que le Doberman de Darius.

Tu énumères les pages descriptives d’une traite.

Tu trembles quand tes jambes se plient contre la chaise relevée. Romulus applaudit en mode avion. Le silence des adultes t’étouffe. On t’écoutera jamais, qu’importe ce que tu gueules. Dans ta tête, ça fait l’accordéon, tes pensées se poussent et se superposent. Tu disparais. Tu te fonds dans ton ombre. Jusqu'à ce qu’un de ta tante s'esclaffe, hilare, attrape son verre le fracasse dans celui de ton père. T'oses pas les regarder, même pas bouger. Elle s'époumone, tousse comme un vieux minier. La table se secoue, tremble, le sol s’ouvre sous tes pieds, tu vas crever de peur ici et maintenant.

Sa voix couvre le naufrage de tes nerfs. Elle s’élève au-dessus du mutisme de Sylas. Elle emballe tous les adultes d’un coup sur la table. Enfin, tu l’entends se diriger vers toi. Darius se retourne pour la regarder, tu la sens dans ton dos. Sa main sur ton épaule, c'est ce qui fait sauter le barrage. Entre ton rideau de pleurs, elle annonce « Sylas, ton fils est le premier Baskerville à en savoir autant sur nos chiens ».

À mort Sylas, à mort le pantin. Vive la rage et les animaux sauvages. Aujourd’hui, le garçon est devenu plus grand que le dragon.