-- incendie (( basile ))

Les saints chantent

Naissance secrète recueillie dans une drôle d’abbaye – une Maison avec un m majuscule, une maison comme celle de Dieu, une maison habitée par la présence fantomatique de dieux pluriels. Les enfants anonymes prient ces Mécènes masqués – encore un m majuscule –, terrifiés par l’idée de déplaire. Chacun affublés d’un prénom de saint et d’un nom verdoyant, ils errent dans la maison divine en quête d’approbation : celle des déités absentes qui gouvernent pourtant leur existence, celle des professeurs qui les contraignent à cultiver leur don, celle des employés de la Maison qui les renvoie au placard ou au lit sans dîner s’ils manquent de performer. Basile ne s’est trouvé qu’une seule fois enfermé dans le placard ; noir étouffant, épais qui s’infiltrait dans ses poumons, le faisait suffoquer jusqu’à supplier, gratter à la porte pour sangloter qu’on l’en sorte. Plus jamais il n’y a remis un pied, préférant se tuer à la tâche plutôt que d’être infiltré par la peur rampante de ne jamais revoir la lumière du jour – comme tous ces enfants disparus sans laisser de trace, dont on chuchote qu’ils ne sont pas revenus du placard.

La musique joue

L’enfant grandit, on l’affuble d’un don bien défini : musique, maestro. Ses doigts prodiges courent sur les cordes, caressent les touches, frappent les tambours, mais ses lèvres dédaignent les instruments. On l’y pousse, on l’y force, il s’y plie – a-t-il vraiment le choix ? Il n’aime pas ça, mais de toute façon, il déteste son existence ouatée. Le quotidien morne, la vie rythmée par la volonté de ces Mécènes qu’il n’a jamais vus, les ordres, les punitions, la contrition, l’humiliation constante que de se plier aux règles étriquées d’une maisonnée qu’il aurait aimé bigarrée, colorée, exultant de tous ses talents ; rayonnant de tous ces jeunes gens talentueux. Basile en a assez d’obéir, de plaire, de se plier ; il voudrait briller. Qu’on l’acclame, qu’on l’adore, qu’on lui parle mélodies, qu’on le laisse faire bruisser l’émulation suscitée par sa musicalité devant un public chaleureux. Basile n’est plus l’enfant doux qui répondait par des sourires dociles ; Basile voudrait rire, taquiner, plaisanter avec ses semblables plutôt que de trimer dans l’ombre pour des fantômes. La frustration gronde dans son ventre palpitant. Seule la musique l’apaise ; le toucher de ses instruments préférés endort sa colère et sa rancœur. Pour un temps.

Le corps fuit

Le garçon est d’une constitution fragile depuis qu’il a vu le jour ; rien d’étonnant, donc, à ce qu’il soit accoutumé au bal des consultations et des médicaments. Des rhino-pharyngites, des otites, des grippes à répétition dont on le laisse à peine se remettre avant de le coller devant ses instruments. La frustration grandit avec lui, ronge ses derniers surgissements de patience, encourage son exubérance à éprouver les barreaux de sa cage plus si dorée. C’est le retour du placard, de l’humiliation et de la terreur ; mais c’est un adolescent qui pose son front contre le bois griffé de petits ongles. L’immobilité abîme ses articulations déjà fragilisées par les répétitions incessantes de gestes qu’il aurait dû cesser de pratiquer avec tant d’ardeur. Mais les Mécènes, bien sûr, refusent de lâcher la bride à l’impertinent qui ne fait qu’un caprice. Basile se rappelle le jour où le seul médecin de la Maison a suggéré d’assouplir le rythme ; il s’en rappelle très bien, puisqu’il n’est plus jamais venu. D’ailleurs, plus aucun médecin ne l’a ausculté à compter de ce jour. Les dieux testent sa volonté, son dévouement ; et peut-être qu’auparavant il s’y serait plié. Mais Basile est devenu farouche comme un cheval sauvage et il tire, il tire sur sa bride jusqu’à s’en faire saigner la bouche. Ce n’est pas un caprice, il est fatigué ; qu’on lui accorde un peu de répit, bon sang ! La limite est atteinte, le couperet tombe : Basile, es-tu un menteur utile ou un malade inutile ? La terreur coure le long de son échine ; sensation gluante qui imprègne sa peau de sueurs glaciales ; et il accepte de s’affubler du mensonge sans réfléchir. La peur s’empare de l’adolescent lorsqu’il comprend qu’on songe de plus en plus sérieusement à se débarrasser de l’encombrant malade. Et puis, il y a Sophie. Il ne la connaît pas vraiment, parce qu’aucun d’entre eux n’ose sympathiser sous l’œil sévère de leurs geôliers ; tout ce qu’il sait, c’est qu’elle lui a offert sa liberté. Ce n’était sans doute pas intentionnel, peu importe au fond. L’important, c’est qu’un soir de confusion, de sortie nocturne sur fond de cris paniqués, Sophie s’est enfuie. Il n’a fallu qu’un instant d’inattention, de concentration dédiée à la traîtresse, pour que Basile profite de l’espoir et de l’occasion. Fuite en avant désespérée, poumons en feu, genoux brûlant, larmes brouillant tout ; il l’a fait. Il est libre.

Et la douleur fut

La liberté a un goût d’amertume aux relents de gâchis indigeste. Bien sûr, il y a l’effervescence des premières années, la joie des premières fois, l’enivrement de la nouveauté ; tous les foyers et les familles d’accueil du monde ne lui ont pas retiré ça, malgré la précarité de sa situation. Certains ont même contribué à ce début de gloire auquel il a goûté les premières années de sa vie d’adulte. Une inscription au conservatoire, comme le premier domino à tomber, a précipité sa lente ascension vers le sommet. Dévoré de passion, il s’est jeté corps et âme dans la musique – pour oublier, pour fantasmer ce futur qui lui tend les bras ; mille promesses de renaissance et de réjouissances. C’était compter sans son incapacité à se lier aux autres, cette façon qu’il a d’attirer puis de repousser tous ceux qui viennent à lui ; c’était compter sans cette enquête policière qui n’aboutit pas, goût de cendres sur la langue délestée de réponses et de justice ; c’était compter sans les douleurs qui ne font que croître avec l’âge. Le jeune concertiste prodige ferme les yeux sur ce cœur avide de sang, sur ce corps frissonnant de douleur, sur ces os grinçant à chaque effort supplémentaire. Il doit jouer pour survivre, pour oublier ; encore. Et puis, les rumeurs calcinent sa carrière montante pour la réduire à une étoile filante. Basile n’est pas un imbécile : il a tu sa santé vacillante pour ce monde du spectacle cruel, alors comment ont-ils su ? Impossible de se fier à un artiste malade ; rengaine qui rappelle d’autres mots prononcés dans une maison hantée. C’est la hargne qui l’emporte et qui l’entraîne et qui valse avec sa haine ; tout s’effondre, la douleur explose, la carcasse échoue sur un lit dont il ne sort plus. À nouveau, les médecins ; catastrophistes, alarmistes – et puis défaitistes. Fibromyalgie peut-être ; ah non, syndrome d’Ehlers-Danlos sûrement ; ou encore syndrome de sensibilité centrale… à moins que ce ne soit une encéphalite myalgique ? Errance médicale qui l’entraîne par le fond, médication pratiquement inefficace, centre de la douleur presque impuissant ; à part pour suggérer une cause psychologique à l’origine de l’aggravation de ses douleurs. Envie de mourir – et de les faire mourir avec lui.

La callune brûle

L’allumette est jetée dans la callune ; autre nom de la bruyère. Ce nom banal, commun même diraient ces Mécènes à la bouche tordue de dégoût pour l’ordinaire et le laid du tout-venant, est désormais porté avec fierté par celui qui se revendique comme handicapé. Réfugié dans le professorat et débarrassé de la honte et des secrets, Basile est déterminé à faire flamber le manteau de silence dont s’enveloppent ces faux dieux assassins. Parfois appuyé sur une canne, parfois enfoncé dans un fauteuil roulant, parfois sans aucune aide technique, il avance pour nourrir le feu qui promet la joie sauvage, violente ; le rouge de la victoire. Cette bruyère qu’ils abhorrent est pourtant riche, capable de tout envahir, capable de déclencher un incendie avec une seule étincelle. Basile veut tout ravager, consumer ; détruire. Et tant pis s’il brûle dans l’incendie. Et tant pis s’il s’immole sur l’autel de la fureur avant d’avoir pu trouver la paix. Et tant pis si ces yeux croisés sous un tableau ne reflètent rien que les flammes qu’il exhale à chaque soupir, car il y voit le miroir de son propre incendie. Un seul hasard en Italie suffit à réunir deux saints prêts à châtier les faux dieux de leurs mains nues. Londres attend leur vengeance.