monsoon wedding

La maison tremble sous le poids des ladoos et des oranges en chocolat, deux soleils sucrés issus de deux pays différents, reliés au sein d’un salon.

On se presse et on s’extasie. C’est le premier enfant des jeunes mariés. Les fées se penchent sur le berceau, sous la forme d’aunties gloussantes, punjabi et anglais mélangés – fragments d’ourdou glissés, aussi, parce qu’aujourd’hui, tout le quartier fait partie de la famille.

Son père l’emmène pour la première fois au Kohinoor, joyau familial, alors qu’elle est en train de déplorer la pousse de ses dents, la plantant devant une représentation inédite de Maine Pyar Kiya.

Kabootar Ja, ja, ja : une colombe s’envole à l’écran, porteuse d’un message d’amour.
Kajal sourit, toute douleur oubliée.

Au cinéma, en général, tout se finit très bien. Son père raconte qu’elle apprend à applaudir toute seule, naturellement.

Trois générations sous un toit, normal, comme le veut la tradition : dadi ( * grand-mère paternelle) a mené la vie dure à sa bru (tout comme sa belle-mère lui a mené la vie dure, et la belle-mère de sa belle-mère, et la belle-mère…) mais elle s’est calmée depuis que les trois fillettes ont comblé le foyer, préférant plutôt comploter ; dans son grand âge, il n’y a plus qu’une chose à faire : prévoir l’avenir des autres.

Elle aurait bien aimé un petit fils, mais tant pis. Dadi se contentera de Kajal, Kamya et Khushi. Elle étale déjà ses exigences : une bonne famille punjabi. Le garçon devra être modeste, bien éduqué. Un ingénieur ? Médecin ? Ah, peut-être quelqu’un qui vient du pays. Je demanderai à la famille, là-bas.

En été, Kajal frôle les murs rosés de Kapurthala. Une procession de mariage poursuit en fanfare un marié sur son cheval blanc, semant des pétales orangés.

Son père la juche sur ses épaules. Attrape un œillet et le lui tend.

« Tiens. Elles se mangent. »

La fleur est acide.

Elle irradie comme un soleil dans son ventre.

Garçon aux grands yeux. Garçon aux grandes oreilles. Ça l'amuse, les garçons. Ça la débecte, aussi, un peu, comme il se doit : dadi et mummy ont bien dit qu’ils sont souvent de mauvaise foi.

Garçon aux grands yeux, garçon aux grandes oreilles, qui se morfond dans un coin de la classe. Elle lui glisse un dessin de lui avec de très grands yeux, de très grandes oreilles. Elle sourit. Tire la langue.

Le garçon vient de la maison, ou, du moins, c’est ce que dadi dit lorsqu’elle lui apprend qu’il est punjabi. Punjabi, punjabi ! Il faut que je leur rende visite. Oui, oui. Ils connaissent peut-être de la famille, là-bas.

Ils ne connaissent pas de la famille là-bas, mais tant pis. Garçon aux grands yeux, aux grandes oreilles reste dans sa vie. Elle l’aime bien. Il est comme les puits dans lesquels les enfants sautent et se baignent, dans les villages des alentours de Kapurthala : on ne touche jamais vraiment son fond.

Ravi, Ravi. Son puits s’approfondit au fil du temps. Les oreilles et les yeux, eux, deviennent proportionnés, et, comme le dit Poo dans K3G, le plus important, après tout, chez un garçon, c'est : good looks, good looks and…

Good looks !

(« Ne lui donne pas de rakhi, » dit mummy lorsqu’on célèbre raksha bandhan, « Vous serez plus que frère et sœur. »)

Son père fatigue. Il a le dos écrasé, le front bas, les poches vides. Une grande chaîne a ouvert un énième grand cinéma, à quelques encablures de là. Leurs petites salles n’ont plus le monopole des films de bollywood et tollywood, de plus en plus répandus, demandés.

« À l’époque, » dit-il, et il se perd souvent dans cette dernière, en ce moment, la belle époque, – c’est la première maladie des hommes vieillissants –, « J’étais le seul de toute cette partie de la ville à faire passer Sholay. Tous les jours, Sholay. Les gens hurlaient lorsqu’ils voyaient Hema Malini danser sur du verre brisé. Maintenant, je me dis… Maintenant... »

Maintenant, ce sont eux qui trépignent sur des éclats de passé, se coupent sur le présent.

Kajal reprend doucement l’affaire des mains de son père, faisant taire dadi qui s’étonne et s'émeut un peu, lui demandant si elle ne préférerait pas attendre d’être mariée, d’avoir un partenaire sur lequel s’appuyer.

« Nous pouvons te marier. Nous pouvons le faire bientôt. Il suffirait d’aller voir la famille. C’est un bon garçon, malgré tout ce qui est arrivé. Un bon garçon. Modeste et respectueux. Je ne me trompe jamais sur les gens. Challo. Challo. (*allons-y) »

Mais rien ne vient de ce côté-là. Ravi est trop occupé. Son père lui a laissé une sale situation. Il faut le comprendre, dadi, il doit pouvoir être prêt à l’accueillir au sein de son foyer. Il ne faut pas s’impatienter, dadi. Ces choses là viennent toujours.

Elles ne viennent pas. Elles s’enlisent et s’embourbent comme les ténèbres de son cinéma.

C’est curieux, comme une chose à laquelle vous ne teniez pas forcément, lorsqu'elle vous échappe, devient tout à coup primordiale, de la plus haute importance.

Peut-être s’est-elle trop nourrie de ses films. Tous les mariages ne se passent pas bien ; elle en connaît, dans sa famille, dans le quartier. Mais au sein de son propre cocon, il n’y a jamais eu de problème : dadi a mené la vie dure à sa mère, au début, mais c’est comme ça, une épreuve, une dette que doivent payer les nouvelles mariées. Depuis, ses parents vont bien. Ils ont eu des enfants. Ils s’aident. Ils se lancent des petites piques. Il la remercie lorsque le repas est bon. Il la remercie lorsque le repas n’est pas si bon que ça.

Les filles de son quartier sont mariées. Ses sœurs traînent aussi, se languissent en attendant que l’aînée saute le pas. On chuchote, un peu. Elle, elle s’interroge : qu’est-ce qui le retient ?

Peut-être devrait-elle se contenter d’une amitié. Chercher ailleurs. Laisser Ravi, l’élu de son enfance, et trouver quelqu’un d’autre, de plus pressé, de moins occupé.

Elle l’observe. Elle y renonce.

Elle attend.

Elle se rappelle de l’avoir emmené voir Omkara, en 2006. Ils avaient dix-sept ans. L’idée d’un mariage s’était déjà concrétisée dans l’incongruité la plus totale pour lui, semble-t-il.

Dans le noir de la salle, familier, elle avait tourné la tête pour le regarder. Il avait les yeux rivés sur l’écran, observateur observé, tandis que le chant se répandait dans les ténèbres, lancinant :

naino ki mat maaniyo re
(do not believe your eyes)
naina thag lenge, thag lenge
(these eyes, they will fool you)

And she has made a fool of herself, since.