high hopes for a living ♧ chance & swann ii

« Why don’t you come and see by yourself? »
Il est venu, Chance, et il a tout vu par lui-même. Il s’est glissé dans les coulisses d’un monde qui n’attendait que lui, a retrouvé avec délice l’épaisseur fine de tôle usée entre son lit et les étoiles. La porte s’est entrebâillée sur un autre monde, un peu plus loin des projecteurs qui l’épinglaient comme un insecte – un peu plus proche de ce gamin, le sourire aux lèvres, à Brooklyn. L’impression d’avoir tourné une page du livre pop-up, peut-être pas la meilleure page. Désormais, les paillettes se teintent d’obscurité mais le cœur jamais ne se lasse d‘adorer ses co-équipiers.
Il est venu, Chance, et il a trouvé un peu plus qu’un travail dans les mains de Swann. Nehara, que le ciel a reposée sur son chemin, et tous ces autres dont les noms il y a deux mois ne faisaient pas sens. Désormais, chacun d’eux est associé à un chapelet de souvenirs heureux, des fous rires autour d’un feu de camp, ce microcosme au cœur de Londres qu’ils ont bâti sans y songer. Une famille recomposée, avec des étoffes de toutes sortes, tissées ensemble par le hasard pour mieux former la tapisserie de leurs chorégraphies bizarres. Des gens qui le voient pour qui il est, pour ses maladresses et ses coups d’éclats, ses poses dramatiques et son vernis pailleté, dans une folle authenticité dont il y avait bien des années que plus personne ne le drapait plus.
Deux mois déjà, deux mois à peine – il n’en a guère fallu bien plus pour que le cirque devienne chez lui.

Le danseur a les muscles noués, le sommeil lourd et l’esprit gracile. Personne ne lui dit qu’il s’améliore, mais il le lit dans les yeux d’Hunter : le perchiste est impressionné. C’est qu’il apprend vite, Damasio ; il a toujours été pressé de montrer qu’il travaillait dur. Comme un besoin impérieux de faire ses preuves, encore et encore, inlassablement, prouver à ceux qui croient en lui qu’il y aura un retour sur investissement, qu’il n’est pas une grande gueule de plus qui s’est improvisé danseur. Danseur, et maintenant trapéziste. Les cals aux doigts, le vertige au creux du ventre, quand il sait que, dans leur tournée, il n’y aura pas de filet de secours. Il n’y aura que Rumi, ou la chute – chaque option plus vertigineuse quand il les retourne dans son crâne.
Deux mois, et les jours ont passé sans que la délicate oiselle ne daigne répéter avec lui. Chance s’active pour faire taire l’angoisse, retrouver un sens à sa présence en aidant Tenoch ou Neha. Parfois même, il s’improvise donneur de leçons devant la roulotte de Leilani. Tout, pour ne pas songer au vide béant de ce duo qu’il est contraint de danser seul avec lui-même.

Ce matin, Chance cuisine – encore. En déshabillé bariolé, il s’affaire auprès des pancakes. Les premières fraises de l’année, coupées en morceaux sur la table, n’attendent que les petites crêpes fumantes pour se napper de sirop d’érable et rejoindre les estomacs. Aucune idée de qui les mangera, mais tout est comme ça par ici : on cuisine les uns pour les autres sans se soucier de rétribution. La quiétude des matins solitaires l’emplit d’une joie particulière, une envie de tout préparer pour que, dès le réveil des autres, ils sachent que c’est une bonne journée. Sans doute qu’il en a fait un peu trop, au vu de la douleur dans le pouce qu’il sent d’avoir pressé trop d’oranges. Mais peut-on jamais en faire trop ?
La porte s’ouvre dans son dos, l’invitant à faire volte-face. C’est tout sourire, spatule en main, qu’il accueille le nouveau venu avec la grâce qui lui est dû.
« Hi babes! » La déférence des entreprises n’existe pas au Pandemonium : enterrée au fond du jardin avec le reste des convenances. « Oh, I think I had a dream about you: you were asking me to go grocery shopping except, when I got there, it was actually a flashmob where everyone had very poor fashion sense. Not sur I remember what happened after… »
La parole est libre, spontanée, comme les premiers rayons de soleil qui se glissent à travers les rideaux. Poisson dans son environnement, Chance sourit à son ringmaster de toutes ses dents parfaitement blanches. « A-ny-way. I’m making vegan pancakes. Care to join? »

Loyal ne s’assied pas, Loyal ne sourit pas. Loyal reste debout, pantin immobile dans un costume trop grand pour lui – le regard dans le vide, les traits tirés, pendant une fraction de seconde, Chance se demande s’il n’est pas malade. Quelque chose de grave, quelque chose qu’il aurait besoin de silence pour lui annoncer, pas de récits de rêves idiots dans la cuisine du Pandemonium. C’est qu’ils ont cette complicité, eux deux : toujours prompts à se tirer la bourre, le sourire aguicheur et l’œil malicieux. Les plans foireux, les idées maladroites, le grandiose raté, rafistolé, mais fait avec tout le cœur du monde. S’ils devaient en faire quelque chose, ce serait leur marque de fabrique : une sculpture collante de paillettes, hideuse mais qui suinterait l’amour.  Seulement, en cet instant, Loyal ne rit pas, Loyal ne pétille pas – Loyal a l’air terne et éteint, comme si un mal intentionné avait appuyé sans le vouloir sur l’interrupteur de son visage.
En cet instant, Loyal n’est pas vraiment Loyal – rien qu’un Swann prêt à s’écrouler.
« Do you resent me? » Chance interrompt son mouvement, spatule en l’air, cœur en écho. La surprise se peint sur son visage comme un tableau au ralenti : les sourcils légèrement froncés, la bouche qui s’entrouvre, incapable de proférer des mots qui sonnent. Seulement un « w-what? » qui ne parvient pas à exprimer sa stupéfaction. Pris au dépourvu, fauché en plein rêve, étourdi par les luminaires qui pendent au plafond du manège.
Do you resent me? Lui en vouloir pour quoi, précisément ? De lui avoir donné un nouveau but, lui qui en manquait depuis des années ? De l’avoir tiré hors des griffes de Walter & Dria, sorti de la petite chambre cossue à l’étage du Angry Sheperd avant qu’il ne puisse contracter de nouvelles dettes à leur égard ? De l’avoir accueilli, inconditionnellement, sans jamais lui jeter au visage les échecs qu’il traîne avec lui ou les casseroles qui l’ont suivi depuis l’autre côté de l’Atlantique ? De lui avoir offert une famille, des oreilles pour écouter, des bouches pour rire, un public pour le voir briller ? Il n’y a pas assez de mots dans la langue anglaise pour exprimer la reconnaissance qui l’empare dès qu’il pense à Swann. Alors, quoi…?

« I mean… for Rumi. All that stuff. »
Oh. L’ombre passe entre eux, invisible – fantôme de la belle trapéziste qui se glisse, toujours silencieux. Chance la verrait presque assise entre eux, à table, à dévisager les pancakes comme si elle pouvait s’en nourrir sans jamais vraiment les toucher. D’une inspiration, il la chasse – Rumi ne mangerait jamais en sa présence, elle se contenterait de reposer un tupperware parfaitement propre sur l’étagère appropriée sans jamais oser même écrire un court mot de remerciements. Il n’y a que Swann, seul, terne et parfaitement épuisé.
Le danseur tire une chaise pour son ami, l’invite d’un petit signe de tête. « I’m not having this discussion with you on an empty stomach. Just eat a bit, jeez, you just got up. » Et, à en juger par les tâches d’aquarelles bleues-mauves qui s’étalent juste sous ses paupières, il n’a guère trop dormi non plus.
Lui-même prend place en face du ringmaster, se sert un pancake qu’il enfourne sans le garnir de quoi que ce soit. Un grognement de contentement monte dans sa gorge. « Nailed it. » qu’il sourit, la bouche pleine.
Swann reste là, imperturbable, vraisemblablement en attente d’une vraie réponse à sa question. Alors, les deux coudes posés sur la table, le menton reposant sur les mains, il darde son regard d’ébène sombre sur le visage de son mentor. Comment pourrait-on en vouloir à Swann ? Boule d’énergie, mouvement perpétuel, toujours à essayer de bien faire et à se fixer la barre trop haute pour ne pas s’y briser les genoux. En vouloir à Swann, ce serait s’en vouloir à lui-même, se regarder dans le miroir et s’avouer que son large sourire cache un petit peu trop de fêlures pour qu’il veuille bien les écouter.
« Did I make you feel like I resented you? » qu’il s’inquiète, un pli en plein milieu du front quand son regard se fait plus grave. « Because I don’t. You’re not responsible for Rumi’s actions, or behavior. What you are responsible of, however, is preventing that circus from implosion and – come on, babes, you’re so good at that. Give yourself a break. »

Chance n’a jamais vu son père pleurer.
Corey était quelqu’un de profondément sincère. Silencieux, aussi, tandis qu’il laissait le silence s’étirer dans la caravane – il fallait qu’Amanita & Chance rentrent pour le meubler de leurs pépiements, leurs excitations, leurs fébrilités et leurs joies. L’homme, lui, demeurait sans une parole, à peine un sourire bienveillant dont l’altruisme s’étalait toujours dans des actes presque inaperçus. Si Luzia évoquait la roue crevée de son vélo, elle la retrouvait le lendemain comme neuve par l’action du père de Chance. Il suffisait d’un soupir las de la part d’Amanita pour que Corey la remplace derrière les fourneaux, la soulage de ce qui la contrariait. Le silence n’était jamais inconfortable, avec lui. Simplement meublé d’affection qui ne se dit pas avec des mots, parce que l’on a jamais appris aux hommes de cette génération comment esquisser les contours de ce qui se tramait au fond d’eux. La sensibilité de Corey, c’était un trésor qu’il tendait, sans mot dire, dans ses paumes tendues vers un univers de possibles.
Pourtant, Chance ne l’a jamais vu pleurer.

Il se sent idiot, devant Swann, à mâcher encore son pancake. En face de lui, les larmes se déroulent comme des tapis contre ses joues, vont s’échouer dans une barbe hirsute que l’on a pas pris le temps de tailler. Lui qui n’a jamais manqué de mot n’en trouve aucun de réconfort, tandis qu’il se fait la remarque que Swann ne sera jamais son père.
« You did nothing. » Il discerne les mots à travers le martèlement de détresse que son supérieur lui adresse. Entre ses lèvres, le goût de banana se mâle avec celui de la cendre lorsqu’il entend le plaidoyer de celui qui se juge déjà coupable. « Rumi is mad at me, because I didn’t ask her for you. I hired you without consulting her and I—I had no idea how much it was violent for her, I thought she would be—not thrilled, but focused at least, stimulated, I don’t know… And I thought of what she needed instead of asking her and I—I can’t believe I did that, why I—I’m so sorry… »
Swann ne sera jamais son père, et il a eu tort de se faire croire qu’il pourrait en être autrement. A le cantonner à ce rôle, il en a oublié la souffrance muette, les replis derrière les silences qu’il était bien trop jeune, enfant, pour arriver à décrypter. Désormais, la vulnérabilité apparaît de la pire manière sur la table de la cuisine, et Chance en vient à se demander si Corey se cachait pour pleurer.
« Hey. » Il se lève, soudain encombré par ce corps trop lourd pour bouger dans l’espace. Ses pas le mènent juste à côté de la chaise de Swann où, mu par l’élan du petit garçon qui pensait son père invincible, il finit par s’agenouiller. « Can I hug you, Swann? »
Les bras se nouent autour du torse secoué de sanglots qui s’effondrent. Chance pose sa joue sur l’épaule de son aîné, fixe son assiette sur la table. Fou comme tout lui paraît futile face au désarroi de cet homme. Swann n’est pas son père, mais il a appris à se fier à lui comme en quelqu’un qui ne bougerait pas, à croire qu’il serait immortel comme le sont toujours les parents. Il a cru qu’il ne tomberait pas, lui non plus, sans réaliser que l’absence de larmes au cours de son enfance était sans doute preuve d’une pudeur dont son père a toujours fait preuve.
Chance Blue est devenu Chance Damasio, et l’enfant qui n’attendait rien plus que les sourires de son père est désormais dans une cuisine à sécher les larmes d’un autre.
« It’s okay. » qu’il fait, parce qu’il n’y a pas trop grand-chose d’autre à dire dans cette situation. « It’s okay, I promise. You could have just told me you didn’t like pancakes. » La tentative d’humour tombe à l’eau, aussi plate que les petites crêpes empilées juste devant eux. Même chez lui, elle ne parvient à tirer qu’un mince sourire, rapidement chassé par la peine des sanglots qui agitent Loyal.
« I’m sorry, I don’t really know what to say right now. »
Pourtant, ce n’est pas une question de vouloir. Il aimerait bien, Chance, trouver les mots pour mieux prouver que les lendemains seront radieux. Les formules creuses butent à ses dents, incapables de les franchir. L’atmosphère semble froide, soudain, tandis qu’il essaie de se dire que rien de tout ça n’est sa faute.

Il n’a pas vu son père pleurer.