you never cried to them, just to your soul | theo

in the muddy waters

Des éclats de rire et de la musique qui s'essoufflent dans la nuit froide de Londres, qui s'élèvent comme un nuage de vapeur dans l'air avoisinant le zéro degré, qui perturbent la tranquillité habituelle de ce quartier huppé sans histoire. Toutes les lumières sont allumées, on aperçoit des dizaines de silhouettes qui passent et repassent à la fenêtre, ils doivent être une bonne cinquantaine dans l'immense maison.
Tu es debout, dans l'obscurité, au bord de la terrasse, là où ta mère aime inviter les voisines à prendre le thé pendant les après-midis d'été. Tu as les pieds dans ses parterres de fleurs, ancrés dans la terre molle, tu as dû en piétiner deux ou trois, elle ne le verra peut-être pas. Tes yeux sont rivés sur quatre figures humaines au fond du jardin, là-bas tout au bout, entre les arbres fruitiers qui perdent peu à peu leur feuillage et les conifères qui restent fièrement dressés malgré la saison. Il y a des éclats de voix – pas ceux qui viennent de l'intérieur, mais des plus colériques, des plus agressifs. Ça se dispute, ils sont trois contre un, tu ne sais pas qui est celui qui se fait gronder, celui qui cherche désespérement à s'expliquer, qui s'agite dans tous les sens.
Un coup de feu est tiré. Il illumine la scène le temps de trois millisecondes, mais tu as sursauté et fermé les yeux par réflexe, alors tu n'as pas vu grand chose. Tu as juste entendu une masse tomber au sol, et le bruissement de l'herbe mouillée se rapprochant peu à peu, des bruits de pas qui viennent vers toi alors que tu n'as pas bougé, les épaules crispées, droit comme un piqué derrière les plants de campanules. Lorsque tu ouvres les yeux, une main se pose au même moment sur ton crâne, caressant affectueusement tes cheveux bruns. Ton grand-père t'adresse un sourire réconfortant, comme si de rien n'était – comme s'il n'y avait pas trois gouttes de sang tâchant sa chemise blanche.
— Tu devrais rentrer, champ'. Il fait froid dehors.
Tu hoches la tête distraitement, mais il ne te laisse pas le choix, de toute manière, puisque, d'une main dans le dos, il te pousse gentillement vers la maison – tu jettes un regard derrière ton épaule, entre les deux hommes habillés tout en noir que tu ne reconnais pas et qui restent là, sans vous suivre. Tu crois l'apercevoir, le corps, allongé de tout son long sur le sol ; c'est surtout sa main que tu vois, blanche comme neige, ouverte et tournée vers le ciel, éclairée par la lueur timide de la lune. Et l'image, pourtant si futile, si oubliable pour un enfant de ton âge, est capturée par ta rétine, imprégnée dans le fin fond de ta mémoire, dansante comme les ombres sur les parois d'une caverne.

C'était souvent comme ça, chez toi, chez tes grands-parents, chez les oncles et les cousins et les amis de la famille. Des fêtes et des faux-semblants, des airs de ceux qui se prennent pour la vieille bourgeoisie d'Angleterre mais qui ressemblent pourtant plus aux prolétaires du siècle dernier. Ceux qui ne peuvent pas renier leurs racines, les vraies, croulantes et poisseuses sous la couche de papier doré.
Tu ne faisais pas vraiment attention à tout ça, au début. Tu essayais, du moins. C'est vite devenu compliqué quand tu as commencé à grandir, quand les images floues ont commencé à s'éclaircir, quand les bons souvenirs ont commencé à avoir un goût amer en bouche. Lorsqu'aux repas de famille, on rigolait et s'amusait jusqu'à ce que les hommes s'éclipsent dans une pièce à côté pour parler "affaires", comme disait ta grand-mère, un sourire étrangement fier sur les lèvres.
C'est même devenu impossible de fermer les yeux lorsque, l'âge venu, tu as commencé à être invité à ces discussions privées, à ces rendez-vous dignes de businessmen dans le salon victorien du patriarche de la famille. Tu le vois encore, ton frère aîné, face à toi, qui te fixe du regard avec une telle animosité que ça fend l'air entre vous comme une hache et qu'on l'entendrait presque comme l'électricité dans les murs. Il a la jambe qui s'agite constamment, contraste aberrant avec votre père assis à côté de lui, détendu, stoïque, qui parle de narcotiques, de contrebande, et d'extorsions comme on parlerait de la pluie et du beau temps. Et toi, qu'est-ce que t'es censé faire, dans cette pièce de théâtre minable ? Regarder, écouter. Comprendre. Ce que ta famille fait. Elle empoisonne des gamins dans les rues de Londres, dépouille des honnêtes gens, glisse des pots-de-vin à la police, menace, tue, vole, quoi d'autre ? S'enrichit sur tout ça, voilà.
Et puis ce qu'elle est vraiment. Un pion sur un échiquier, un seul fil dans une toile entière, un point dans un réseau plus immense que ce que tu ne pourrais imaginer, à vrai dire tu n'es pas étonné.

Dégoûté, seulement. Paraît-il que ta grand-mère l'a toujours su, l'a toujours dit, avant qu'elle ne décède – paix à son âme –, que tu avais la tête et les épaules pour supporter tout ça, mais pas le cœur. C'était ça le plus important, pourtant.
Il ne te regarde même plus, ton père, à l'autre bout de la pièce. Ton grand-père, lui, plus proche de toi, te sonde de ses yeux clairs et perçants – les mêmes que les tiens. Ils triturent tes pensées jusqu'à la dernière fibre, ils cherchent désespérement la faille, la brèche quelque part.
— Tu sais que tu ne pourras plus revenir si tu fais ça, champ'.
Je sais, as-tu murmuré, terriblement calme. C'est trop calme, tranquille, trop pacifique dans le salon où vous vous tenez tous les trois. Trop limpide pour une eau censée être croupie.
— Personne n'est censé pouvoir partir comme ça, chez nous, tu le sais ça ?
Il grogne comme un loup en cage, ton paternel, alors qu'il daigne enfin te lancer un regard. Tu restes droit, impénétrable, comme on te l'a appris. T'en ferais leur putain de fierté si tu ne venais pas de leur annoncer que tu partais.
Je sais, as-tu répondu, plus distinctement, cette fois. Dans un flash, le cadavre au fond du jardin te revient. Je ne pars pas vraiment. Je m'éloigne, voilà tout. Ton père a ri jaune, a tourné la tête, ton grand-père a hoché la sienne, sans rien dire. Tout le monde dit qu'il a toujours été trop laxiste avec toi, Howard. C'est sûrement vrai, parce qu'il t'a laissé t'en aller sans te retenir, sans te menacer, sous le regard noir des autres, de ton frère surtout, tel l'enfant prodige devenu tare de la famille.

Tu ne sais pas si tu pouvais appeler ça être libre, à vrai dire. Ce n'était pas non plus ce que tu cherchais réellement, parce que tu es assez intelligent pour savoir que tu ne le serais jamais vraiment, même à l'autre bout du monde, même sous une autre identité, comme si on t'avait inséré une puce quelque part sous l'épiderme, dans la nuque ou dans le bras. Il y avait quelque chose de grisant, au début, pourtant. Quand tu as rencontré de nouvelles personnes et qu'il n'y avait pas de masque, pas de comédie, quand il n'y avait pas de pupille qui se rétracte à l'entente de ton nom de famille. Quand tu as rencontré le groupe, sur une scène miteuse d'un pub où tu travaillais en tant que barman, quand tu as fait aller les cordes de la guitare basse et que ça a sonné comme une évidence, bêtement.
Et puis un jour, tout est devenu pesant. Lourd à porter, comme un fardeau, comme un boulet au pied. On t'a appelé sous un numéro inconnu, c'était la voix de ton frère à l'autre bout du fil, pourtant. "Il est mort." Tes oreilles ont sifflé jusqu'à ton arrivée dans la maison de tes parents. Crise cardiaque, a-t-on dit, lorsque tu as demandé, à bout de souffle. Tu le voyais sur le visage de ton père, ta mère, ton frère, de toute la famille, cependant, qu'il y avait quelque chose d'étrange dans l'histoire – ça défilait à toute vitesse dans ta tête, et dans le flots d'images, encore cette main blanche, la lune, les campanules.
Dans le même salon victorien, on a servi un fond de whisky, on a fait venir le notaire et on a lu le testament d'Howard Milton comme le prêtre lit la Bible en pleine messe, comme si les miettes de son empire qu'il laissait à qui il le voulait n'étaient pas empoisonnées. Ton nom était écrit sur le papier, toi aussi, étonnamment ; une partie de sa fortune, et la maison secondaire, en plein Londres.

Rien que ça. C'était déjà bien. C'était bien assez, même, que tu pensais en faisant glisser tes doigts sur les vieux meubles un peu poussiéreux, en faisant traîner ton regard sur les babioles et les tableaux d'une autre ère, alors qu'à l'autre bout de la maison, tes nouveaux colocataires s'extasiaient sur la taille de la demeure, couraient à l'étage choisir leur future chambre, ne cessaient de te demander "mais comment c'est possible d'hériter d'une baraque pareille ?!". Tu préférais en sourire qu'en pleurer, sûrement. Au moins, dans cette maison, tu avais de meilleurs souvenirs qu'ailleurs, certainement parce que ça faisait un bail que tu n'y avais pas mis les pieds. Ici, tu sentais encore les odeurs des plats de ta grand-mère, tu entendais la voix de ta mère qui vous lisait des histoires, tu voyais les silhouettes de ton frère et toi gamins qui vous chamaillaient à travers toute la demeure. Il y avait eu un semblant de famille normale entre les murs devenus froids.
Tu n'as jamais vraiment répondu à leur question, ceci étant. Tu leur as raconté ce dont tu te rappelais ici, les bons moments, pas le reste – ta famille, leurs affaires, ta richesse qui dort profondément quelque part dans une banque de la ville. Ils n'ont pas besoin de savoir, tu n'as pas besoin de leurs jugements, que tu t'es dit, comme un imbécile. Pas besoin de les mettre en danger, que tu te répètes encore maintenant à chaque fois que tu ignores un appel ou un message de ton frère, tous teintés d'une rancune et d'un désespoir que tu ne comprendrais jamais, qui te demande de l'aide pour découvrir la vérité, et ce depuis des années. Ça non plus, tu n'en as pas besoin.
Toi, tu as besoin de reconstruire de meilleurs souvenirs, avec le groupe et les autres, de redonner de la chaleur à cette demeure et au fond de ta poitrine. Des parfums dans la cuisine, des histoires racontées, des chamailleries, son odeur dans le couloir quand elle passe près de toi. Des éclats de rire et de la musique, c'est déjà bien assez.




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01. Véritable ami des animaux, du genre à coincer les insectes sous un verre pour les sortir sans les écraser. Les chiens jappent sous tes caresses et les chats s'installent toujours sur tes genoux à toi – t'en as récupéré un, d'ailleurs, un chat errant qui traînait près de la maison, roux aux poils longs. La bande a décidé de l'appeler "Boris Johnson" sous prétexte qu'il avait la même tête, tu te contentes d'un "Boris" chez le véto, d'un "Bo" quand tu l'appelles pour qu'il rentre. 02. Tu adores cuisiner, surtout pour les autres, véritable langage d'amour pour toi que de concocter des plats pour quelqu'un. Toujours à expérimenter de nouvelles recettes, toujours à foutre le bordel dans la cuisine, toujours à utiliser cinquante ustensiles et plats pour rien. On ne t'en veut pas tant que tu ranges derrière. 03. Véritable daron du groupe, celui qui n'engueule jamais vraiment, qui prend les décisions d'adultes quand personne ne se décide, qui joue le bricoleur du dimanche quand il faut. Le faux responsable qui tente de dissuader les autres de faire des conneries mais qui finit toujours par les suivre en se marrant. 04. Tu adores les soirées, et tu es toujours le premier à proposer d'en faire une, à jouer le barman pour servir tout le monde, à aller checker le timide dans son coin. Pourtant, il n'est pas rare que tu t'éloignes en plein milieu, pour un moment de solitude, quand ta batterie sociale est à plat. 05. Tu fumes, souvent, peut-être trop. Sur le perron de la maison, à la fenêtre de ta chambre, même quand il pleut, même quand il fait terriblement froid. Il t'arrive de fumer du cannabis aussi, même si c'est plus rare. 06. Tactile, terriblement ; une main dans le dos pour ne pas bousculer, une tape sur le bras pour interpeller, une accolade pour rire ou encourager, des câlins distribués à la pelle quand tu sais que ça ne gêne pas. Tu ne fais pas toujours attention mais quand c'est le cas, tu essayes de te limiter, parce que tu sais que tout le monde n'aime pas ça.