mr. hyde park || sujet libre

~Mr. Hyde Park~

Le matin a les cheveux gris, au sommet des arbres de Hyde Park. Anxhelo, assis sur la fourche d'un arbre dans un équilibre précaire, considère le vide au-dessous de ses pieds. Il pense à sa vie, à sa mort, à tout ce qui représente sa réalité. Il flotte, entre le rêve et la journée. Rien à faire, que songer et regarder les oiseaux. Ils sont surpris de voir un inconnu occuper leur domaine. Les chants des oiseaux sont des insultes territoriales : repensez vos scènes de princesses amies des animaux sous cette lumière... Il se balance, il flirte avec la chute. Mais il est trop léger pour que le sol l'attire.

Cet homme de Kensington qui le fréquente depuis quelques nuits déjà est étrange et finira par le tuer. Il se mord la lèvre en y pensant. Un acteur sur le retour qui vit de ses rentes et se prend pour un génie incompris. Qui l'invite à son domicile et lui demande de l'appeler Daddy, et prétend devant ses amis qu'il est son fils illégitime venu habiter avec lui, sa fierté, la prunelle de ses yeux. Qui n'osera jamais se montrer honnêtement à son bras et lui donne l'impression d'être le fantôme d'une vie manquée. Eh bien, ça lui correspond, n'est-ce pas...

La drogue, c'est ce qui le dérange. Le vieil enfant du showbiz consomme pour booster son organisme défaillant, et l'incite à suivre son exemple. Jusqu'à maintenant il s'est tenu hors de l'addiction, mais ça ne durera pas. Cet homme va le tuer, cet homme est ténébreux comme les eaux de la Serpentine en contrebas, si glaciales qu'il faut appartenir au club professionnel local pour les traverser à la nage. Tout est tellement réglementé... et lui, il appartient aux petites lignes illisibles au bas du contrat. Cet homme lui susurre, avec la voix du diable, qu'il devrait être fier d'être une exception. Il ne le dirait pas en ces termes. Et il n'en est certainement pas fier.

La statue de bronze joue de la flûte un peu plus loin au long de la promenade... Anxhelo se suspend à la branche, la tête en bas. Il a envie de quelque chose mais il ne sait pas quoi. Il a envie d'avoir envie, et il ne sait pas de qui. Pas de son compagnon de cette nuit. Leurs étreintes cachées sont trop intenses pour qu'il ait envie de remettre le couvert. Il songe à des vers qui ne s'enchaînent pas et ne riment jamais assez bien, il songe et le monde est envahi de brume.

La Serpentine murmure quelque chose, gloussante, comme si la nuit avait noyé des ragots dans son giron glacé.

Le soleil se mire dans le commérage, et Kajal, elle, place une main en visière, en se demandant quand les printemps seront moins gris à Londres.

Lorsque les poules auront des dents. Ce jour-là, elles se déverseront dans la ville et attaqueront les chevilles des passants.

Un armageddon de gallinacés. L'Angleterre connaît déjà bien ; elle s’est assez souvent frottée au coq français, comme poussée par une envie irrésistible de voir voler des plumes.

Ces pensées n’ont aucun sens. Sur un banc, une vieille dame émiette du pain pour une flopée de pigeons, qui se pressent et s’extasient, se piétineraient presque.

Kajal a un café. Elle le sirote, le respire. Le cinéma est fermé, ce matin, le temps que les femmes de ménage finissent de récurer. Hier soir, un client aux yeux inquiets lui a dit qu'il a entendu des couinements pendant sa séance.

Elle n’aime pas tuer les rats. Ils appartiennent à Londres, ou Londres leur appartient, plutôt.

Oiseaux, rats.

… Chien.

Un molosse s’élance dans les allées du parc, sans collier ni laisse, furetant, le museau plein de rosée. Kajal l’observe, les yeux plissés.

Il divague.
Elle divague derrière lui, tout en jetant des petits regards, à gauche, à droite.
Personne.

Le chien prend tout à coup de l’élan. Elle presse le pas pour le rattraper, et le découvre en train d’aboyer en bas d’un arbre, les yeux levés, les babines écumantes.

Un écureuil ?

Non.
Un homme.

Elle en laisserait presque tomber son café.

Mais elle prend une gorgée, à la place. Glisse une main dans la poche de son manteau.

“What light through yonder window breaks?” marmonne-t-elle, encore interloquée, devant la scène qui n’a pas plus de sens.

Mais l’homme n’est pas au balcon, et elle ne sait pas encore si le chien s’appelle Roméo.

“Vous allez bien… ?” demande-t-elle, sur un ton prudent, avant de désigner l’animal, qui aboie toujours autant, “... Il est à vous ?”

Juliette répond du tac-au-tac, comme si elle avait prévu de se retrouver coincée dans un arbre, bercée par une aubade d’aboiements.

Kajal en déduit que le romantisme est mort.

Elle ne donne pas la réplique, trop rouillée au niveau des classiques ou trop cynique dans ses choix de lecture récents – elle s’est dernièrement enfilée La viande froide de Saadat Hasan Manto, une autre histoire d’amour qui finit au bout d’un couteau.

Le chien a la dent longue, et l’homme perché prédit sa propre fin funeste.

“Je n’ai jamais eu de chien…” murmure Kajal, qui fléchit et tâtonne du bout des doigts pour trouver un bâton.

Une fois armée (un drôle de Guignol), elle brandit le bois pourri et moussu en sifflotant, tentant d’attirer l’attention de la bête.

Le chien lui jette un coup d'œil ennuyé alors qu’elle lui offre son plus beau lancé, un arc-de-cercle digne d’un boomerang.

Il regarde la branche tomber dans l’herbe, bat de la queue trois fois, puis rend son attention à l’arbre.

Elle se rappelle de la mauvaise éducation supposée de l’animal – il est vrai qu’il n’est pas même capable de courir après un bâton, ce qui lui semble être l’un des principes fondamentaux de l’éducation canine – et relève les yeux, plaçant une lourde main sur sa hanche.

Kajal sirote encore un peu de café.

“Ah. Vous voulez composer une épitaphe, en attendant ?”

Peut-être devrait-elle être moins désinvolte. Après tout, voilà quelqu’un dans un arbre, menacé par un animal et la gravité. Il s’agirait de trouver une forme d’autorité quelconque et de la prévenir des faits…

Mais on trouve rarement des gardiens dans les parcs. Des vendeurs de glaces, peut-être. Et encore, à cette saison, ils n’ont pas encore traîné leurs parfums vanillés jusqu’ici.

Et puis, qu’est-ce qu’il pourrait faire pour les aider, finalement, le vendeur de glaces ?

Nul maître affolé ne se manifeste pour réclamer le chien, qui se calme cependant et compisse le tronc, avant d’en faire le tour du bout de sa truffe.

L’homme coincé se présente entre deux branches, auréolé par un nuage.

“Kajal Malhotra,” répond-elle, “Je vais essayer de l’éloigner. Si vous voulez redescendre. Vous voulez redescendre ?”

Elle n’attend pas la réponse ; tout le monde veut redescendre sur terre, au bout d’un moment.

Kajal claque des mains, siffle et gigote toujours comme un pantin, jusqu’à attirer de nouveau l’attention du chien.

Il relève la tête, se tend, et pousse un gros aboiement inquiétant.

Elle recule d’un pas.

“Vous avez raison,” marmonne-t-elle, “Il est peut-être dangereux…”

"Kajal," répète Anxhelo. "Enchanté. Ne prenez pas de risques." Le chien semble dire la même chose. Ce serait drôle qu'il descende de l'arbre et que ce dernier reste le centre de l'attention de la bête. Qui sait ? Peut-être que son maître avait l'habitude de s'y percher, y a gravé ses initiales avec son grand amour, ou y a fini sa vie. Peut-être que ça n'a rien à voir avec lui et qu'il perdrait tout intérêt une fois redevenu une bipède terrestre comme les autres.

Un chien errant, songe le poète. Comme lui. Tôt ou tard il finira en fourrière, en cage une semaine, une éternité, puis infusé d'un poison rapide, trop lent, puis jeté au congélo avec les autres carcasses, puis réduit en cendres et répandu sur une décharge. Ou un oiseau de nuit, un enfant de la Cloche, le prendrait sous son aile pendant quelques années. Pas lui et pas Kajal probablement. On a ses vies.

"Je vois comment passer dans l'arbre voisin. J'essaie ça, on va voir si il me suit."

De branche en branche, équilibriste, vacillant mais pas encore assez léger pour s'envoler, il tombe et se rattrape et arrive dans un autre arbre plus petit, qui ploie presque et menace de le rapprocher du sol.
Le chien le suit. Damnation.
"Et moi qui croyais que c'était mon jour de chance," ricane le jeune homme. "Je lui lance ma botte, on verra bien si ça a plus de succès." Façon de dresser le chien des Baskerville à repérer sa proie, mais passons.

"Tiens, Baskerville, ça lui irait bien." En délaçant l'ersatz de DocMartens qui le protège des nuits pluvieuses, il essaie de s'adresser directement à l'animal : "Hey Bask. Sage. Tu veux jouer ?" Il ne sait pas s'adresser à un chien et ça se voit péniblement, sa maladresse est du niveau du célibataire endurci auquel on colle à l'improviste un bébé en bas âge entre les mains. "Va chercher !"

Au bout des lacets, la botte tournoie, et s'envole. Dans un grondement, le chien se jette dessus. Pour la dévorer ? Allons bon. Il est juste affamé, ce pauvre bonhomme. Et Anxhelo boîte maintenant. Il aurait pu choisir un gant mais ses doigts sont affreusement sensibles au froid. Descendu de son arbre, il rejoint Kajal et découvre sa physionomie vue d'en bas, du moins depuis le sol.

"...victoire ? Il faudrait lui trouver à manger, sinon un canard ou un enfant va en faire les frais avant la fin de la matinée. Peut-être que quelqu'un le cherche contre bonne récompense ?"

Ne prenez pas de risque ; ça sonne un peu comme un défi qui réveille vos cascades d’enfance, les quêtes de bêtises toutes plus fracassantes les unes que les autres.

Elle commence à comprendre pourquoi quelqu’un se jucherait sur un arbre à l’aube.

Pas assez pour avoir envie de reproduire les acrobaties d’Anxhelo, qui s’auréole toujours de nuages alors qu’il passe d’un fief sylvestre à l’autre. Kajal retient sa langue, tentée par un écho du ne prenez pas de risque, et observe alors qu’une chaussure tombe dans la gueule grande ouverte, une drôle d’offrande.

“Baskerville ?” répète-t-elle, sans suivre d’où vient le baptême de la bête, qui s’en prend avec délice au cuir de la chaussure, “Votre botte ne va pas s’en sortir. Vous savez vous déplacer à cloche-pied ?”

L’ange choit sur l’herbe et retrouve le commun des mortels. Kajal le détaille en se demandant quel mystère l’a déposé dans les branches, mais elle se retient de lui tirer les vers du nez. Les choses prendront peut-être sens plus tard.

En attendant, elle finit son café.

“Bonne récompense,” répète-t-elle, “Pour un corniaud mal luné comme ça ?”

Elle détaille l’animal, sourcille, et esquisse un petit sourire.

“Bask,” tente-t-elle à son tour, “Roméo ? Juliette ?”

Le chien ne lève la tête que quelques secondes plus tard, une oreille tombée en arrière, la gueule fendue d’un large sourire.

“Vous voulez chercher son maître ?” demande-t-elle, ajoutant : “Vous pouvez vous appuyer sur mon épaule, si vous voulez.”

Kajal hèle une mère et sa poussette, qui lui jette un coup d'œil morne et s’empresse de s’éloigner du problème, répondant que non, le chien ne lui appartient pas, et que non, elle ne l’a jamais vu par ici.

Le chien en question se lasse finalement de la botte - ou de ce qu’il en reste - et approche, la queue battante, avec un air toujours aussi radieux.

Ses humeurs sont impénétrables.

“Je ne te donnerai pas une autre chaussure,” décrète-t-elle devant de grands yeux luisants, remplis d’incompréhension.

Quelque part, Big Mama Thornton déclame peut-être you ain't nothin' but a hound dog sur un ton grave. Kajal, elle, entend la radio intérieure qui grésille et fredonne mera joota hai japani, alors que Raj Kapoor s'élance sur la route de la fortune en noir et blanc.